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tion d’estomac[1]. » Or on ne modifie pas plus aisément la vie matérielle d’une nation que sa vie morale, et la statistique nous apprend avec quelle lenteur celle-ci s’améliore : tous les décrets de la volonté humaine et toutes les révolutions subites ne changeront pas d’une manière immédiate le nombre des crimes dans une nation, pas plus que celui des morts et des naissances : c’est seulement à la longue que les moyennes peuvent être altérées, et elles le sont moins par les lois que par le progrès des mœurs et des intelligences.

Est-ce à dire que la vraie solution des problèmes sociaux soit une sorte de quiétisme fataliste : Laissez tout faire, laissez tout passer ? — Non. Il y a deux devises : l’une est changer, l’autre est durer ; loin d’être incompatibles, elles se supposent. La science de la vie nous apprend elle-même que, si les bouleversemens trop brusques sont dangereux pour une espèce vivante, il y a un défaut non moins fatal : l’absence de flexibilité et d’adaptation aux nouveaux besoins, aux nouvelles conditions d’existence. Elle nous apprend aussi, comme l’histoire, que l’excès d’inégalité dans une nation est un manque d’équilibre qui introduit la division entre les diverses classes et compromet la vie de l’ensemble. Les possessions et les subsistances sont, pour le corps social, ce qu’est le sang pour l’organisme : il ne peut y avoir anémie sur un point, hyperémie sur l’autre, sans qu’il en résulte fièvre et crise. Le paupérisme est produit par une sorte de retard des classes inférieures sous le rapport matériel et intellectuel : de là, pour un peuple, la maladie et un danger de dissolution. Des réformes progressives sont donc nécessaires pour empêcher les parties inférieures du corps social, c’est-à-dire les classes laborieuses, qui sont aussi les plus nombreuses, de demeurer toujours en retard sur l’ensemble, par conséquent toujours en souffrance. Le césarisme, sous toutes ses formes, n’est qu’un expédient passager qui provoque à son tour les réactions socialistes. On peut dire de l’humanité ce que Bacon a dit de la nature : « Il faut savoir la suivre pour lui commander, » et la politique est comme la science : parendo imperat.

Stuart Mill, dans les fragmens qu’il nous a laissés, montre à la fois la folie du socialisme révolutionnaire et l’imprudence de ceux qui se refuseraient à toute amélioration progressive du régime de la propriété, si particulièrement inique en Angleterre et en Irlande, où la comtesse de Strafford put expulser d’un coup quinze mille fermiers de ses terres. Quoique Stuart Mill se soit laissé lui-même séduire à des idées chimériques, il a cependant reconnu com-

  1. M. Schœffle est l’auteur d’un savant ouvrage sur la Structure et la Vie du corps social, d’où est extrait la Quintessence du socialisme. Avec M. de Lilienfeld et M. Spencer, M. Schœffle est un des philosophes qui ont contribué à établir que la société est un « organisme vivant, » soumis aux lois de la biologie.