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bien à propos que de fournir aux mécontens une occasion nouvelle de se plaindre de la tyrannie des Médicis et l’on comprend de quels yeux les descendans des Albizzi, des Pazzi-devaient envisager le règne d’un pareil aventurier. Ils n’avaient entre eux qu’un seul plan, sa perte, et ce fut lui-même qui, par l’arrogance de ses gestes, se chargea de la précipiter. Buonaventuri appartenait à cette classe d’époux casuistes qui pensent qu’un outrage peut être enduré lorsqu’il vous rapporte de gros bénéfices; discrètement, il s’était effacé devant son prince et cherchait près des autres femmes à se dédommager de son isolement. On le savait depuis quelque temps occupé d’une noble personne de la famille des Ricci, mariée au seigneur Bongiani et que tout Florence connaissait sous le nom de la belle Cassandra : beauté fort à la mode, il courait sur son compte toute sorte d’anecdotes plus ou moins tragiques, dont une semblerait empruntée aux fastes de la Tour de Nesle : deux jeunes gens, deux frères, s’étant vantés dans Florence d’avoir, à tour de rôle, joui chacun de ses faveurs, avaient été à deux jours de distance trouvés morts, un poignard dans le cœur. Buonaventuri fréquentait assidûment la Cassandra, il la courtisait en public, l’affichait à ce point que les Ricci, prompts à saisir l’offense au vol, en conçurent de mauvais desseins. Le prince avertit Buonaventuri : « Tâchez, lui dit-il, de vous modérer dans vos rapports avec la Cassandra, car je vous préviens qu’un danger vous menace. Les Ricci sont furieux, et quand ils vous auront coupé la gorge, ce n’est pas moi qui vous la recoudrai. »

Buonaventuri reçut l’admonestation avec déférence et promit tout ce que l’on voulut, ce qui n’empêcha pas l’orage de grossir. Les Ricci redoublaient de haine; chaque jour, nouveaux griefs et nouvelles plaintes. François, pour soustraire son chambellan au péril, imagina de l’envoyer voyager en France; mais sitôt qu’elle eut appris cette résolution, Bianca mit son veto. Cet époux qu’elle avait cessé d’aimer, c’était assez qu’il en aimât une autre pour qu’il lui redevînt cher; elle qui naguère détestait sa présence ne voulait point qu’il s’éloignât. Elle eut avec Buonaventuri une explication pathétique au sujet de la Cassandra, le supplia de quitter cette femme, invoquant son propre salut, lui montrant les Ricci prêts à se venger et le prince gravement ulcéré. Mais ni ses représentations, ni ses larmes n’obtinrent gain de cause; au contraire, Buonaventuri, las de s’entendre jeter au visage les menaces des Ricci, poussé à bout par la maladresse de Bianca mêlant en vraie courtisane le nom du prince à cette histoire, Buonaventuri franchit les bornes et s’emporta :

— Tais-toi ! s’écria-t-il, tais-toi ! drôlesse, ou je te crève la poitrine avec la corne d’or que tu m’as plantée au milieu du front.