Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 63.djvu/733

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ait pu être conçu et exécuté fortuitement au pied levé? Une personne aussi habile que Bianca, aussi précocement dépravée, mûrit ses projets à distance, surtout quand elle se sait dans un état intéressant. Elle et lui avaient dès longtemps combiné leur plan et fixé comme date la première nuit où don Bartolommeo s’absenterait de Venise. Si le coup n’eût pas été prémédité, comment s’expliquerait-on le vol des bijoux et de l’argent qui sustenta les deux pèlerins contre les hasards de la traversée? Prétendra-t-on que cette main basse sur le trésor paternel avait eu lieu d’avance en prévision de l’enlèvement, et que la précieuse cassette était déjà depuis de longs jours au pouvoir de Buonaventuri? Et don Bartolommeo alors, qu’en faites-vous? Quoi! ce patricien retors, presque avare, serait resté une semaine au moins sans visiter sa caisse, et cette malheureuse fille, joignant l’imprudence à l’impudeur, aurait affronté d’un cœur léger le double danger de voir de la même occasion ses deux hontes se découvrir? Non, tout cela ne se tient pas. Pour que le récit des chroniqueurs eût l’ombre de vraisemblance, il faudrait pouvoir supprimer le vol dans le procès, quand, au contraire, il y occupe une si grande place que le sénat en retentit et que toutes les dépêches des ambassadeurs nous le racontent[1]!

Au cours de leur voyage, Bianca Capello et Pierre Buonaventuri se marièrent. L’n prêtre, que le jeune homme connaissait, les unit dans un village des environs de Bologne; puis, au terme d’une odyssée plus ou moins picaresque, tous les deux arrivèrent à Florence chez les vieux Buonaventuri, où Bianca, peu après, accoucha d’une fille qu’elle nomma Pelegrina, et qui devint plus tard la comtesse Bentivoglio.

L’émotion que cette évasion produisit dans Venise, on se l’imagine. Les Capello n’étaient point les seuls à crier vengeance, les Grimani faisaient aussi chorus, ayant à leur tête le patriarche d’Aquilée, oncle de Bianca. Celui-ci, personnage important entre tous et grand pontife, comme on sait, de la sérénissime république, fulmina si haut ses colères, que le conseil dut traiter les deux fugitifs à l’égal des voleurs et promit une récompense de 1,000 ducats à quiconque les livrerait morts ou vifs; Bartolommeo, de son côté, offrit la même somme. Quant aux complices ou gens supposés tels, le châtiment les atteignit sur l’heure. Soupçonné d’avoir connu les faits sans les dénoncer et d’avoir prêté la main à l’évasion, Jean-Batista Buonaventuri, l’oncle de Pierre, fut jeté en

  1. Lettere di Cosimo Bartolo al principe Francesco, 1553. Ce Bartolo était résident de Venise à Florence au moment de l’enlèvement, et ses lettres ne nous entretiennent que des nombreuses et inutiles démarches poursuivies par lui près de la seigneurie en faveur de la fugitive.