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à eux. C’est avec l’argent florentin qu’Edouard III battait à Crécy notre noblesse. Les plus grands seigneurs de Toscane tiraient honneur de s’enrichir à ce métier. En 1422, sur la place du Marché-Neuf, fonctionnaient soixante-douze boutiques de changeurs, qui toutes avaient leurs succursales dans les divers centres financiers de l’Italie ; à Venise, les Salviati tenaient la tête des affaires. Au nombre des commis de la maison se trouvait un certain Pierre Buonaventuri, garçon pauvre et sans naissance, mais bien planté, de belle mine, âpre surtout à l’ambition et sachant plaire. On se racontait ses galans exploits, ses escalades aux balcons des courtisanes, ses nuits de jeu et ses coups d’épée plus souvent donnés que reçus. Comment cet Amadis connut Bianca, l’anecdote est absolument simple. La maison de banque faisait face au palais Capello ; leurs yeux se rencontrèrent d’abord, puis se parlèrent; des regards on en vint aux signaux ; un baiser qu’on s’envoie d’un balcon à l’autre, un billet qu’on se montre à la lueur des étoiles et que, le lendemain, on glisse ou saisit au sortir de la messe : tous ces jolis drames de l’amour s’engagent ainsi par des insolations au clair de lune, et comment ils s’achèvent, nous le savons aussi. Aux étreintes fortuites, aux rendez-vous accompagnés succèdent les entrevues secrètes; la duègne ayant fourni l’étape réglementaire, l’amant obtient de sa maîtresse qu’elle s’échappe un soir pour venir chez lui. Curiosité, ton nom est femme! La jouvencelle arrive hésitante et palpitante, point inconsciente, car elle a tout prévu, — les sottes seules se laissent prendre sans réfléchir, — et Bianca Capello n’était pas une sotte. Mais la nature s’agitait en elle ; enroulé dans un repli secret, le vieux serpent d’Eve lui disait : « Que crains-tu? Il t’aime et t’épousera. N’est-il pas, comme toi, de noble race? Un Salviati vaut une Capello pour la naissance. »

Un Salviati, oui certes, mais un Buonaventuri, justes dieux! Il est vrai que le traître se donnait à elle comme le propre neveu des Salviati. Ce qu’un galant vous affirme sur la foi de son baiser, on le croit si volontiers quand on aime soi-même passionnément ! Elle vint donc et revint, puis revint encore ; amoureuse et charmante légende qui débute comme celle de Roméo et Juliette et se termine comme un conte de Boccace! Hélas ! pauvre abusée, le prétendu Salviati, le soi-disant associé des hauts barons de la finance, n’était qu’un vil aventurier dont le nom pesait moins encore que la fortune, et lorsque Bianca découvrit l’odieuse supercherie, elle était grosse, il lui fallait maintenant épouser cet homme qu’elle méprisait; il lui fallait quitter Venise et fuir loin des colères de son père. Au lieu d’écrire Bartolommeo, mettez Brabantio, et nous sommes en plein drame d’Othello: cette fille qui déserte le toit paternel, ce vieux patricien qui la maudit. Nous étions avec Juliette,