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souvenirs se pressent, vous assiègent, comme si de ces décombres un vent de renaissance vous soufflait au visage. Les portes sont ouvertes, les héros disparus, les vestibules déserts; à peine une loque de tapis sur ces degrés de marbre mangés aux lèpres de la moisissure, les façades vermoulues, les fenêtres creuses comme des yeux ayant pleuré toutes leurs larmes et dont les cavités seules subsisteraient : n’importe, ce néant a son éloquence, et c’est un jeu pour l’imagination que de le repeupler. N’avez-vous jamais rencontré de ces êtres qui semblent ne pas appartenir à la terre, et dont on dit qu’ils sont toujours dans les nuages? La réalité ne les atteint pas, un air plus subtil les enveloppe, et l’adversité même leur devient un attrait de plus : telle est Venise. Toutes les architectures ont poussé là, fleuri spontanément comme dans un divin rêve de l’Adriatique. L’antique, le gréco-romain, le gothique, le mauresque, le rococo, tous les styles, toutes les idéalités, à commencer par le palais des doges, où tant de poésie se mêle à tant d’histoire et que Byron emplit de ses figures, à finir par le Rialto, où le juif Shylock se profile. Palais contre palais: Mocenigo, Dandolo, Pisani, la reine Cornaro, cette Catherine qui ne porta la couronne de Chypre que pour la rendre à la République, et que Titien a peinte dans le rayonnement un peu sombre de sa beauté. Foscari, Pesaro, la Ca’ d’oro, Balbi, du grec, de l’arabe, du composite; Contarini, Grimani, Labia, des panthéons et des musées, Labia surtout avec ses fresques de Tiepolo. Enfin, ces deux maisons qui se touchent : l’une gothique et fruste, d’aspect farouche, d’où sortit Marino Faliero pour monter aux honneurs, puis au supplice ; l’autre, de style arabe, le palais Capello, berceau de l’héroïne de ce récit.

Elle était d’une famille patricienne accoutumée aux grands emplois. Sa mère étant morte après l’avoir mise au monde, ses premières années s’écoulèrent à la campagne, sous la garde d’une gouvernante. Son père, homme rigide et fier, la visitait de loin en loin et lui prêchait des idées de retraite et d’obéissance médiocrement en harmonie avec un naturel qui n’avait rien de pastoral. Elle grandit ainsi, désœuvrée, curieuse, attentive aux rumeurs de Venise. La fée des lagunes l’appelait, la troublait, et lorsque, vers l’âge de dix-huit ans, la jeune bergère y vint habiter le palais du Canal Grande, ses longs rêves l’avaient déjà préparée aux expériences de la vie. Les aventures pouvaient se présenter, on ne demandait qu’à les courir. Bianca n’attendit point ; de prime abord, elle eut son roman, et ce roman la lança dans l’histoire.

À cette époque du moyen âge et de la renaissance, les Florentins étaient les banquiers de l’Europe, ils avaient des comptoirs partout : à Rome, à Naples, à Londres, à Paris et dans les Flandres. Pape, empereur, roi ou doge qui manquaient d’argent s’adressaient