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toutes les latitudes. Qu’il vive à Londres ou à Sheffield, sur les bords de la Severn ou de l’Ouse, il sent passer sur son front les vents alizés et les moussons de la mer des Indes; il y respire des joies et des chagrins qui lui arrivent d’Afrique ou d’Asie. Il a dans les quatre parties du globe des affaires de famille; chaque matin, il se jette sur son journal pour lui demander des nouvelles de ses frères du Cap et de son cousin le Canada, et il dit à la vieille Angleterre : « Tu n’es pas ma patrie, il y a des Anglais partout, et le monde est mon village. »

Nous doutons que les argumens fatalistes de M. Seeley fassent une grande impression sur la majorité des Anglais. Dire à un peuple que ses ancêtres ont commis une lourde faute, il y a trois siècles, et que son devoir est d’en supporter les conséquences avec une résignation enjouée est un raisonnement aussi dur que celui des prédicateurs qui croient au péché originel, et qui nous engagent à accepter de bonne grâce notre damnation éternelle pour une faute que nous avons commise quand nous n’étions pas nés. En matière de politique coloniale ou autre, nos voisins n’ont jamais accepté les décrets de la Providence que sous bénéfice d’inventaire et, pour eux, la question se réduit à ces termes : « Si nous venions à perdre nos colonies, la prospérité de notre commerce en souffrirait-elle ? » Or la majorité de la nation est intimement persuadée que la prospérité de son commerce est intéressée dans la conservation des colonies, et nous pouvons être certains que le parlement qui réside à Westminster ne s’avisera jamais de restituer l’Inde aux Hindous ni d’abandonner l’Australie à qui voudra la prendre.

Au surplus, ce n’est pas un instinct aveugle qui poussa l’Angleterre à courir les mers; le penchant qui l’entraînait avait l’autorité d’un oracle. C’est une question agitée par les naturalistes de savoir si l’organe produit la fonction ou si la fonction développe l’organe, si l’oiseau vole parce qu’il a des ailes, ou s’il a des ailes parce qu’il vole. Le fait est que l’oiseau nous semble ne pour voler et que l’Angleterre a navigué du jour où elle a été vraiment l’Angleterre. Son destin n’a eu qu’à lui faire un signe, elle s’est élancée vers lui à travers le monde. Jamais vocation ne fut écrite au ciel en caractères plus lisibles. Des insulaires très actifs, très ambitieux, qui doivent renoncer à s’agrandir aux dépens de voisins qu’ils n’ont pas, en viennent bien vite à regarder la mer comme une grande route qui mène partout. Ils acquièrent par degrés toutes les qualités du marin, parce qu’ils ne peuvent s’en passer et que les hommes, comme on l’a dit, réussissent surtout dans les choses qui leur sont nécessaires. Si leur île a été tellement favorisée de la nature qu’elle possède en abondance et le fer et le charbon, ils ne se contentent pas, comme les Hollandais, d’être les facteurs, les courtiers de l’Océan, ils deviennent peu à peu aussi industrieux que marins. A mesure que leur population s’accroît et que leur industrie se développe, leur pays