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et surtout la présence en temps de guerre sur le champ de bataille ; mais faisons sortir des rangs, au nom de l’état, ceux qui ont à faire l’apprentissage des professions nécessaires à l’état, à condition que, leurs études finies, ils donnent la preuve qu’ils se sont rendus dignes par ces études mêmes de servir leur pays. Exiger trois années de service militaire de ceux à qui l’enseignement supérieur du droit, de la médecine, des sciences et des lettres impose trois ans au minimum, et le plus souvent cinq ans d’études, c’est, à coup sûr, abaisser ces études mêmes, et pour le moins les réduire à l’étroite préparation professionnelle dont on sait les déplorables effets. Si jamais cette loi est votée, on verra les jeunes gens, au sortir de la caserne, se précipiter et se bousculer sur les routes les plus courtes qui mènent à l’exercice des professions, et nos facultés ne seront plus que des ateliers où l’on dressera des contremaîtres. Où donc seront les maîtres ? Dans ce pays qui protège avec un soin extrême sa culture scientifique, et où la caserne est assez libérale pour laisser l’étudiant à l’université, même pendant l’unique année de service qu’elle lui demande. Il est inadmissible que des chambres françaises, au moment même où l’Allemagne récolte les fruits de la haute éducation intellectuelle, veuillent couper à sa racine l’arbre qui les doit porter ; qu’au moment où l’industrie de l’Allemagne, fécondée par sa science, fait une si redoutable concurrence à la nôtre, on vide nos laboratoires ; qu’on nous expose enfin à nous apercevoir un jour que l’Allemagne, en demeurant aussi formidablement armée que nous-mêmes, a continué de pourvoir au service de son industrie, de ses laboratoires, de ses bibliothèques, de son enseignement ; d’entretenir la terrible force morale qu’elle tire de ses hautes écoles et d’étendre sur le monde que nous aurons abandonné à son empire intellectuel l’autorité de sa science. Aussi ne voulons-nous pas croire que le gouvernement ait parlé tout entier par la bouche du ministre de la guerre, et que cette grande question soit tranchée par le calembour que ce soldat a fait sur les carrières libérales. M. le président du conseil n’a pas oublié qu’il terminait récemment un discours à la Sorbonne par ces mots : « L’enseignement supérieur, ce n’est pas le superflu, c’est le nécessaire ! » Et le ministre de l’instruction publique ne peut pas se contenter de défendre, par un amendement subreptice et incomplet, les intérêts qui lui sont confiés, sa maison même et le titre qu’il porte, car s’il laisse frapper d’un coup mortel les études désintéressées, son office n’aura plus de raison d’être, et il pourra laisser la place à un ministre des arts et métiers.


Ernest Lavisse.