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que, pensant par nous-mêmes, nous repensions ce que les autres ont pensé, nous verrons bientôt s’élargir dans le monde notre place, que notre incurie intellectuelle, autant que nos malheurs, a réduite.

Tels sont les grands services que nous pourrions attendre d’une organisation sérieuse du travail intellectuel dans les universités. On ne manquera point de nous accuser d’être facile à l’espérance et de rêver nous-mêmes, après avoir reproché au père Didon ses rêves. Mais nous avons commencé par dire toutes les difficultés de l’œuvre entreprise, par exprimer la crainte que nous ne nous payions de mots et d’apparences, par confesser que de longues années s’écouleront avant que l’épi sorte du grain que nous jetons dans le sillon. Nous savons bien d’ailleurs que quiconque espère une moisson doit aussi craindre l’orage. Un orage nous menace, à l’heure où nous sommes, et qui pourrait ruiner nos espérances mêmes. Comment ne point parler, au terme de cette longue étude sur l’avenir des universités françaises, du projet de loi soumis à la délibération du parlement et qui prétend retenir toute notre jeunesse sans distinction, pendant trois années, sous les drapeaux? Certes, il ne faut point parler légèrement ni avec amertume de ce projet : il était inévitable que, dans ce pays qui a la passion de l’égalité, disons aussi le sentiment de la justice, le jour vînt où l’opinion réclamât comme chose juste l’égalité de tous devant le service militaire. Le souvenir encore récent de cette grande injustice du rachat de l’impôt du sang, la mauvaise organisation du volontariat d’un an, auquel on a donné le caractère d’un privilège pécuniaire et social, le progrès continuel du sentiment démocratique, ont contribué à précipiter ce mouvement d’opinion contre lequel il faut lutter aujourd’hui. Mais il faut lutter avec la plus grande énergie, et nous gagnerons notre cause, si nous savons bien la plaider. Il s’agit, en effet, non pas de protéger un privilège, mais de défendre le droit et le devoir de l’état : droit et devoir de veiller au recrutement de certaines professions publiques, dont l’apprentissage veut un certain nombre d’années d’études faites à un certain moment de la vie; droit et devoir de protéger la haute culture intellectuelle et de garder ainsi l’honneur même de la démocratie française, car notre démocratie se frapperait de déchéance si, au lieu de se conduire par des règles idéales, supérieures à elle-même, elle se contentait de déduire logiquement les conséquences du principe d’égalité et d’en poursuivre servilement les applications ; si ceux qui la gouvernent instituaient ainsi une sorte de scolastique où les mots supplanteraient les idées et qui serait plus fatale à la vie politique que l’ancienne n’a fini par l’être à la vie intellectuelle. Accordons, exigeons même pour tous les jeunes Français le contact avec l’armée pendant le temps nécessaire à l’apprentissage des armes, puis