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grands esprits qui furent à la fois les lumières de notre église et l’honneur des lettres françaises, il convie respectueusement la hiérarchie catholique à prendre place dans le collège universel de France, quel beau rêve de moine, mais quel rêve ! Ici encore il se trompe en invoquant l’exemple de l’Allemagne. L’Allemagne a été lente dans son évolution religieuse; elle a procédé par transformations et par transitions ; elle a prolongé, par la réforme, la vie du christianisme, et l’histoire peut seule expliquer la formation de cet état d’esprit bizarre, exprimé par le mot religiosité, où se rencontrent en ce pays des croyans sans formule précise, des sceptiques que le doute n’a pas rendus haineux, des athées même, car on a en Allemagne une façon religieuse d’être athée. Et c’est pourquoi on y conserve encore les vieilles formes et l’on fait réciter le catéchisme à l’école et au gymnase. Pour nous qui, sans traverser cet état d’esprit, avons sauté d’un bond, selon notre façon, de Bossuet à Voltaire, nous sommes fort au-delà du point où l’Allemagne s’est arrêtée. Retourner en arrière est impossible : il nous faut laisser le passé dans l’histoire comme un sujet d’études et n’en pas encombrer notre marche. L’université de l’avenir étudiera toutes les religions, les mortes et les vivantes, comme de nobles phénomènes par lesquels se manifeste la vie de l’humanité : elle les comparera les uns aux autres, déterminera les conditions diverses qui leur ont donné cette grande diversité de formes, découvrira les relations de ce prétendu absolu avec le relatif et le contingent. Il ne sera pas besoin d’instituer pour cela une faculté des sciences religieuses : l’étude des religions fait partie de l’histoire et de la philosophie. Le principal caractère de nos universités sera d’être des écoles de science et de raison, comme il convient chez un peuple que l’on dit enthousiaste et léger, mais qui est condamné à faire avant tous les autres et sous leurs yeux la redoutable expérience de vivre sous la conduite de la seule raison.

Le père Didon voudrait encore que les universités fussent des lieux d’entraînement patriotique. Mais il faut bien savoir que notre histoire et notre caractère diffèrent trop de l’histoire et du caractère des Allemands pour que notre patriotisme ressemble au leur et se puisse enseigner de la même façon. Nous avons eu nos heures de vanité, même de vanité intolérable, mais jamais nous n’avons conçu cet immense orgueil et cette admiration de soi-même, que les Allemands concilient si aisément avec leur prétention d’être seuls capables de comprendre l’universel et « l’objectif. » Lisez leurs historiens : ils font apparaître les Germains, au déclin du monde antique, comme des sauveurs et les révélateurs d’une civilisation nouvelle ; l’invasion avec ses brutalités néfastes est admirée par eux comme le premier grand acte de la force allemande ; l’extermination ou l’assujettissement des peuples slaves