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la justesse des mouvemens, la convenance des attitudes, la vérité ethnique des types, la peinture de cette atmosphère lourde et embrasée où l’on sent que ne passe pas un souffle d’air, l’expression de l’alanguissement de la vie orientale, de son éternel ennui de la claustration et de sa lassitude du repos, par là le tableau de M. Benjamin Constant nous frappe autant qu’il nous séduit par la maestria superbe de l’exécution. On a remarqué que de tous les peintres qui ont représenté des harems, aucun ne peut se vanter d’en avoir vu. La remarque est judicieuse. Toutefois, s’il est impossible de peindre un harem d’après nature, les élémens ne manquent pas pour le reconstituer. Certains voyageurs, et M. Benjamin Constant est du nombre, ont pu pénétrer dans le gynécée musulman en l’absence des femmes; et les épouses et les odalisques des chérifs ne sont point d’une espèce à part. Or, les danseuses d’Alger et de Maroc et autres personnes bien authentiquement indigènes transigent, par profession, sur le chapitre du féredjè, du yachmak et d’autres voiles encore. On peut ainsi prendre des croquis d’après la Berbère et la Moresque. Elles ne rappellent, ni l’une ni l’autre, la grasse cadine de Constantinople ou la Levantine bouffie de graisse; mais, fines et nerveuses, elles se rapprocheraient plutôt du type féminin fixé il y a six mille ans par les sculpteurs de Memphis. A la lumière du grand soleil, les couleurs brillantes des étoffes orientales prendraient sous le pinceau de M. Benjamin Constant un éclat trop intense. Le peintre a donc montré beaucoup de goût et de savoir en peignant les Chérifas dans cette pénombre de la tombée du jour où les nuances les plus vives s’atténuent et s’associent en une chaude et riche harmonie. C’est vers cinq heures du soir qu’il faut surtout s’arrêter devant ce beau tableau. Le soleil déclinant fonce le clair-obscur de l’intérieur arabe, l’emplit d’ombres lumineuses, et y pose comme une poussière d’or brun et de pourpre attiédie.

Pour l’Arrivée à l’hôpital, de M. Brion, qui nous ramène brusquement d’Orient en Occident, à quelque heure du jour qu’on regarde ce tableau, on n’y prendra jamais de plaisir. La faute en est moins à l’exécution, qui ne manque pas de vigueur, qu’au sujet lui-même. Au pied du mur gris de l’hospice pose une civière, fermée de ses rideaux à raies bleues. Une femme et deux porteurs, figures placées deux en chef, une en pointe, comme des tours sur le champ d’un écu, se tiennent près de la civière. Cette malheureuse civière, qui se détache en clair au milieu des personnages, concentre tout le regard ; on ne voit qu’elle, elle paraît remplir la toile entière. De bonne foi, l’art du peintre est-il fait pour représenter en grandeur naturelle un objet d’un intérêt pittoresque aussi nul? L’art du peintre n’est pas fait non plus pour représenter en trompe-l’œil un homme vu de dos, le chapeau sur la tête, regardant