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besoin d’un titre, doit, à plus forte raison, se passer de gloses. Voyez au Louvre combien vous aurez rarement à vous servir du livret. La plupart des chefs-d’œuvre, depuis la Mise au tombeau, l’Assomption et l’Antiope jusqu’à l’Apothéose d’Homère, au Naufrage de la Méduse et la Barque de Dante, sont des sujets qui s’expliquent d’eux-mêmes. Mais nous défions celui qui n’a pas lu Salammbô, — et tout le monde, après tout, n’est pas tenu d’avoir lu Salammbô, — de comprendre quoi que ce soit au tableau de M. Surand, à cet exode de femmes et de guerriers, à cette troupe hétéroclite de frondeurs baléares, d’archers nègres, d’hoplites grecs et de cavaliers gaulois arrêtés dans un défilé d’Afrique devant des lions qu’on a mis en croix après les avoir préalablement empaillés. Ce que nous disons des Mercenaires de M. Surand s’applique aussi aux Martyrs de la réforme, de M. Max Leenhardt. À voir ces hommes tout nus qui expirent sur la terre glacée, devant des soldats portant l’uniforme français du commencement du XVIIIe siècle, on ne sait si le peintre a voulu représenter un hôpital de pestiférés, une maison de fous, une ville mise à sac. Notez que la pénombre glauque où sont perdues les figures ajoute à la confusion. Il faut se reporter au livret, qui apprend, par une longue citation de Michelet, qu’en décembre 1712, des protestans menés aux galères furent déshabillés de la tête aux pieds, afin d’être fouillés ; on les laissa nus deux heures durant, et dix-huit d’entre eux moururent de froid. Les peintres font bien de lire Michelet et Flaubert, mais ils feraient bien aussi de lire Lessing, qui a dit très judicieusement dans le Laocoon : « C’est du premier coup d’œil que dépend le plus grand effet. Si le peintre nous oblige à deviner, le désir que nous avions d’être intéressés se refroidir. C’est pourquoi le choix d’un sujet connu favorise l’effet d’un tableau. »

L’avantage d’un sujet facile à comprendre est manifeste dans le tableau de M. Schommer. Une grève où s’amoncellent les cadavres ; au loin la mer, les falaises, les débris d’une palissade ; au premier plan, une jeune femme soutenue par deux moines et désignant de la main un guerrier mort, c’en est assez pour reconnaître tout de suite la maîtresse d’Harold, Edith au col de cygne, cherchant sur le champ de bataille de Hastings le corps de son royal amant ; c’en est assez pour s’abandonner sans hésiter à l’impression de cette scène pathétique entre toutes. Si ce sujet a été déjà traité bien souvent, c’est l’indice que le sujet est bon, et il ne faut pas reprocher à M. Schommer de l’avoir choisi ; il faudrait plutôt le reprendre pour le dessin peu châtié des cadavres. D’ailleurs M. Schommer a la touche mâle, l’accent dramatique et le sens des grandes lignes. Edith, presque défaillante, le bras tendu vers Harold et détournant la tête, le moine, sur lequel s’appuie la jeune femme et l’autre