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de cœur en Allemagne à tous ceux qui, venant de nouveau de lier leur destinée à celle de la France, éprouvaient la cruelle surprise de la voir elle-même tout d’un coup retombée dans l’extrême péril et menacée dans son existence. L’effroi était général : il semblait qu’une fois encore l’aide de Dieu, toujours invoquée par Marie-Thérèse, se déclarait miraculeusement en sa faveur. À Francfort, le pauvre empereur tremblait à la lettre de tous ses membres, croyant à tout moment qu’une escouade autrichienne allait l’enlever dans son palais. Ceux des confédérés de la nouvelle union qui n’avaient pas encore envoyé leur ratification hésitaient à donner leur dernière signature : « Le fanatisme de la maison d’Autriche reprend, écrivait Chavigny, le passage du Rhin menace de tout emporter, et les tièdes et les timides suivent le flot. » — Telle est pourtant, dans une heure critique, la puissance d’une résolution hardie, que l’annonce de l’arrivée du roi suffit à remonter tous les courages : Louis XV, à son tour, apparut aussitôt comme le sauveur envoyé du ciel. — « Voilà qui change totalement les affaires, écrivait Blondel, le bouleversement était en faveur de la reine de Hongrie et immanquable si la résolution eût été différée… Tous les sujets de Sa Majesté partageront la gloire qu’elle s’acquiert par toute l’Europe d’une démarche si grande et si généreuse… — Quel spectacle, ajoutait Chavigny, le roi donne à toute l’Allemagne I Je vous laisse à penser si je me complais dans toute la gloire qui l’environne[1]. »

Mais qu’allait faire et qu’allait penser Frédéric ? C’était la question douteuse et toujours au fond pleine d’angoisse, car l’altitude mystérieuse qu’il gardait encore, même depuis le traité conclu avec la France, autorisait au fond tous les soupçons. « Si ma chemise savait ce que je veux faire, disait-il à ceux qui l’interrogeaient sur le but de ses préparatifs, je l’arracherais à l’instant de mon corps. » Ce silence, si rigoureusement gardé quand le secret ne paraissait plus nécessaire, n’était-il pas une précaution prise pour rester jusqu’à la dernière heure maître de changer ses résolutions ? Et, devant le revirement de la fortune, n’allait-il pas se retourner lui-même ? L’imprévoyance de Coigny ne pouvait-elle pas servir à une défection nouvelle d’aussi bon prétexte que l’avaient été autrefois les fautes vraies ou prétendues du maréchal de Broglie ? Au même moment, d’ailleurs, on apprenait que l’ambassadeur de Louis XV à Saint-Pétersbourg, La Chétardie, s’étant fait, par sa fatuité et ses prétentions, une sotte querelle avec l’impératrice, venait de recevoir ses passeports, et l’on pouvait craindre que Frédéric, pour se dispenser d’agir, n’éprouvât ou ne feignît la crainte que, s’il prenait

  1. Blondel à Lapone du Theil, 26 juillet 1744. (Correspondance de Mayence.) — Chavigny à d’Argenson. (Correspondance de Bavière, 15 et 24 juillet 1744. — Ministère des affaires étrangères.)