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les préventions de la beauté régnante contre l’ami de la sœur qu’elle avait supplantée si, par un de ces retours si fréquens dans les cours, il n’eût trouvé un appui inattendu au sein du triumvirat même qui avait remplacé Belle-Isle dans la faveur royale[1].

Il arrivait, en effet, à cette coalition de courtisans ce qui est l’histoire de tous les rapprochemens du même genre que nous voyons dans nos assemblées parlementaires : le succès une fois obtenu, on se disputait les dépouilles. Ce n’était pas sans une alarme jalouse que Tencin avait vu partir Noailles seul avec le roi pour rester pendant toute la durée d’une longue campagne dans cette position confidentielle et privilégiée dont un adroit ambitieux pouvait aisément tirer un profit égoïste. Les correspondances de l’armée, en particulier celles de Richelieu, qui suivaient et notaient tous les progrès de cette intimité suspecte, n’étaient pas de nature à calmer son inquiétude. Noailles, écrivait-on, mettait de l’affectation à ne pas laisser faire au roi un pas sans lui, et le roi à l’appeler publiquement son Mentor et son Turenne. Tant que dura la négociation prussienne, Tencin avait au moins la compensation d’en être chargé à lui seul et pouvait s’en promettre tout l’honneur; mais il ne tarda pas à apprendre que Noailles, laissant entendre (ce qui était vrai) qu’il avait été consulté sur tous les points délicats, s’attribuait aussi le mérite du succès diplomatique et s’en laissait faire les complimens. Le bruit même se répandit qu’en récompense il allait être appelé au ministère des affaires étrangères, laissé jusque-là intentionnellement vacant ; pour le coup, c’en était trop, c’était la résurrection du despotisme de Fleury remis entre des mains plus vigoureuses. A tout prix, il fallait prévenir cette confiscation du pouvoir, et parmi les moyens à mettre en œuvre, le plus simple était de chercher à Noailles un compétiteur sur le champ de bataille. Belle-Isle était le seul sous la main : on dut naturellement songer à lui.

Aussi voyons-nous, à partir de ce moment, se révéler dans toutes les correspondances une intimité subite, plus vive probablement que désintéressée, entre Tencin et Belle-Isle. On pourrait croire même à certains indices que cette communauté soudaine visait à d’autres intérêts encore que la politique, car à chaque lettre adressée par le cardinal à celui qu’il appelle : mon grand maréchal, est joint un petit bulletin du cours des rentes sur l’Hôtel de Ville, et le petit-fils de Fouquet, supposé par hérédité compétent en ces matières, est consulté sur les opérations à faire pour profiter de

  1. Rottenbourg à Belle-Isle, 26 et 30 avril, 23 ruai 1744, (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.)