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il ne veut pas voir la qualité sociale, mais le caractère. L’un d’eux, il est vrai, tel quel, est terriblement bien partagé : c’est le duc de Septmonts. Ce damnable héros est l’un des plus vivans, des plus minutieusement et des plus profondément vrais, des plus brillamment neufs du théâtre moderne. Aussi, quand, au quatrième acte, il rencontre sa femme, animée, elle aussi, d’une parcelle de feu moral, quelle lancée dramatique des personnages ! Comme la scène, en sa violence, éclate de véritables beautés ! Mlle Bartet et M. Coquelin y sont excellens, mais comme le texte les porte ! C’est par ce qu’elle renferme d’humain et par son équité finale que l’Etrangère touche le spectateur : le reste, à parler franc, n’importe guère, sinon aux abstracteurs de quintessence ; l’apocalypse négrophile et démoniaque du troisième acte abasourdit l’auditoire sans l’attacher, — et ce n’est pas seulement parce que Mlle Pierson joue en comédienne raisonnable un rôle que Mme Sarah Bernhardt déclamait en tragédienne fantastique.

C’est l’humain et l’équitable de ce dernier ouvrage, il faut le répéter encore, c’est l’équitable et l’humain qui nous plaît : alors, à quoi bon, par ce progrès que nous avons tenté de suivre et avant d’en revenir à ce point, avoir imaginé tout un théâtre qui se vante d’être inhumain et ne s’inquiète pas s’il est inique ? L’auteur, dans cet épilogue de son œuvre, accuse « la morale cruelle des hommes, qui n’a pas cru devoir rechercher les causes et n’a tenu compte que des effets ; » n’est-ce pas justement à cette morale qu’au prix de son plus grand labeur et de ses plus nombreuses veilles, il a élevé un monument ? .. A quoi bon ?

La réponse est lisible entre toutes les lignes de cette brève étude : artiste et moraliste, M. Dumas a laissé se combiner en lui ces dons opposés selon des formules diverses ; aux différentes époques de ce génie complexe, qui est le sien, il est resté dramaturge ; il a édifié ainsi un assemblage de drames, le plus original qui soit dans notre siècle, et peut-être sans analogue dans aucun autre ; il y a dépensé plus de forces que personne des contemporains ne pouvait faire. Son œuvre entière durera comme un objet de curiosité pour la critique ; une partie seulement peut-être, dans l’avenir, intéressera le public, qui se détournera du reste, — et pourquoi ? Parce que la vieille humanité, qui rajeunit à chaque génération comme la terre à chaque printemps, répète à M. Dumas ce que dit au fâcheux Taupin la grisette Aurore : « Si vous n’aimez plus l’amour, n’en dégoûtez pas les autres ! »


Louis GANDERAX.