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et d’injure : « Madame, avez-vous un amant ? — Non, fit-elle, j’en ai deux : M. X.., qui tire le pistolet, et M. Z… qui tire l’épée ! » — Mais ce n’est point ici une question d’usage et de convenance : quand même il eût été de bon ton vers 1845 (date supposée de l’action) ou vers 1852 (date de la première représentation), ou l’hiver dernier, de se couvrir en présence d’une courtisane ; quand même c’eût été une preuve d’excellente éducation et de courageuse vertu, ce jeu de scène récent, — Mme Doche, qui créa le rôle de Marguerite, ne s’en souvient pas, et l’édition du Théâtre complet de M. Dumas (1868) n’en porte aucune trace, — ce jeu de scène nous fâcherait encore et il eût fâché nos aînés. Pourquoi ? Parce que Marguerite Gautier, pour le public, n’est pas « une courtisane » rangée dans sa classe et associée à des milliers d’autres, mais une femme et une certaine femme. De même pour l’auteur, alors qu’il l’imagina ; il ne voyait pas sa qualité sociale, mais sa personne humaine ; il n’était pas censeur, mais artiste. A prouver comment il sentait, si le texte même de l’ouvrage ne suffisait pas et si l’on citait, en retour de telle ou telle parole qui nous est favorable, telle ou telle autre qui serait contraire, il faudrait dire que c’est l’air qui fait la chanson et que, plus même que les notes, c’est le timbre et l’intonation qui font le sens : l’un et l’autre ici sont vibrans de sympathie et de pitié. M. Dumas, aujourd’hui, doit-il renier ce trop d’humanité ? Parce qu’il s’est fait ermite, doit-il regretter d’avoir été trop bon diable ? Il me parait que non, même dans l’intérêt de sa doctrine ; si ce premier drame, en effet, renferme une moelle de morale, il faut qu’il nous attire pour que cette moelle nous profite ; s’il nous attire, comme on l’a bien vu cet hiver, c’est qu’il n’est pas encore tout sec ni pourri : et pourquoi ne l’est-il pas, sinon parce que le poète, frémissant du plaisir de voir la nature et de l’exprimer, a fait part à son œuvre de sa substance et de sa sève ?

Mais M. Dumas fils n’était pas seulement artiste et ne pouvait borner là son rôle ; il était né pour être moraliste ou du moins censeur, et se connut bientôt. Observer la vie pour l’imiter ne devait pas longtemps lui suffire : au lieu de regarder devant lui, à hauteur d’homme, pour jouir du spectacle des passions, il se mit au-dessus de l’humanité pour voir jusqu’à leurs conséquences ; il aperçut, non plus leur origine dans les personnes, mais leurs contrecoups, dont les personnes voisines reçoivent dommage et dont l’ordre social est ébranlé. Il n’examina plus si la fleur est plus ou moins belle, mais si ses propriétés en pharmacie sont nuisibles ou salutaires. Aussi bien il estima que tous les auteurs dramatiques depuis Eschyle jusqu’à lui, sans oublier Shakspeare ni Racine ni Molière, et particulièrement les écrivains de la première moitié de ce siècle, à commencer par son père, avaient poussé aussi avant qu’il est possible l’étude et la description des maladies