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discussion, et que sans encourir aucun soupçon de partialité, l’historien a bien pu faire entre le comte de Provence et le comte d’Artois la distinction que nous lui reprochons comme une injustice, une observation suffirait. Quand on accepte sans discussion la version du comte de Provence sur la « conspiration de Favras, » on s’enlève à soi-même le droit de repousser sur les affaires de Quiberon et de l’île d’Yeu la version qu’en ont donnée les apologistes du comte d’Artois.

Au milieu de ces questions de personnes, qui sans doute ont leur intérêt, mais ne sont pas toute l’histoire, on peut penser ce que deviennent, dans le livre de M. Forneron, les questions de principes. Quel sujet cependant en soulevait de plus graves ? et le moyen, sans les avoir d’abord résolues, le moyen de fixer équitablement les responsabilités ? On ne voit pas que M. Forneron l’ait seulement tenté. Car enfin je ne puis prendre les gros mots pour des raisons, et quand à ceux qui contestaient aux émigrés le droit même de quitter le sol français on a répondu qu’ils faisaient « des sophismes abjects, » il est, je crois, permis de trouver la réponse insuffisante. Le propre des sophismes est d’être par eux-mêmes des raisonnemens assez spécieux, et dont la fausseté se dissimule assez adroitement pour que quiconque en rencontre un sur sa route l’attaque, et ne l’abandonne pas avant de nous en avoir visiblement démêlé le méprisable artifice. Sophismes ou non d’ailleurs, lorsque la question du droit d’émigrer se posa pour la première fois devant la Constituante, — c’était au mois de février 1791, — les argumens qui s’échangèrent valaient la peine au moins d’être réfutés et, en tout cas, sérieusement discutés. Dira-t-on que la force a tranché le problème et qu’aucune déduction théorique ne saurait prévaloir contre la nécessité de fait où la persécution révolutionnaire plaça d’abord ces victimes désignées ? Si c’est assez notre avis, ce n’est pas celui de tout le monde, et c’est à tout le monde que l’historien de l’émigration s’adresse. Mais après le droit d’émigrer, le droit de prendre les armes ? et le droit d’appeler l’étranger ? et le droit de combattre enfin sous un drapeau qui n’était pas celui de la France ? qu’en pense et qu’en dit M. Forneron ?

Sur la dernière de ces questions, de beaucoup la plus importante et la plus délicate, voici tout ce que je trouve dans le livre de M. Forneron : « Où est l’armée française, là est la France. Le premier devoir est de ne pas se joindre à l’étranger contre l’armée de son pays, quel que soit l’étranger, en quelque état que soit le pays. » Croit-il que ce soit assez dire ? la question n’est-elle pas tranchée bien promptement ? ou même est-elle seulement posée comme elle doit l’être ? Dans la réalité de l’histoire, les émigrés se sont-ils « joints » à l’étranger ? ou n’est-ce pas plutôt l’étranger qui s’est « adjoint » à eux ? M. Forneron les condamne au nom du droit nouveau, mais, justement, ce droit nouveau n’est-il pas issu de la révolution même ? et les émigrés, précisément,