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légitime l’émigration. Car s’il n’est pas absolument sûr que nous soyons tenus de mettre notre tête au jeu sanglant des révolutions, il paraît à peu près certain que, quand on l’attaque, si nous avons un droit qui prime tous les autres, c’est celui de la défendre. On se défend donc si on le peut, et, si on ne le peut pas, on se sauve. C’est ce qu’avaient fait jadis les protestans ; c’est ce que les émigrés firent à leur tour ; et il est étrange que l’on ait essayé de disputer à ceux-ci le droit que l’on reconnaît à ceux-là. On eut le droit d’émigrer quand il fut bien établi que la justice révolutionnaire était impuissante à maintenir la sécurité que l’état doit d’abord à ses citoyens.

On sait les lois de spoliation qui répondirent à ces départs forcés. La cupidité s’émut prodigieusement à l’appât de tant de richesses délaissées, de tant de confiscations promises, de tant de « bon bien » mis en vente, et la convoitise acheva ce qu’avait commencé la colère peut-être, ou la première ivresse de la toute-puissance. De même donc qu’il s’était fait, au signal donné par la Constituante, une vaste conspiration de la haine pour chasser l’émigré de son sol natal, voici qu’il s’en fait une maintenant, au signal donné par la Législative, de l’esprit de lucre et de l’esprit de rapine pour empêcher l’émigré de rentrer. Expulsé violemment par l’émeute au-delà de la frontière, il y est retenu forcément par la menace de la guillotine. Alors, à la faveur de ces promesses de mort (et d’une mort hideuse ou ignoble), suspendues sur deux cent cinquante mille têtes, s’opère méthodiquement la plus inique translation de propriété peut-être dont l’histoire ait gardé le souvenir. La Convention aggrave l’œuvre de la Législative ; le Directoire, à son tour, l’œuvre de la Convention ; l’Empire même, en 1807, publie une liste d’émigrés ; et l’histoire de l’émigration ne se termine enfin que lorsque des lois nouvelles et un droit nouveau sont venus sanctionner sans retour cette spoliation sans exemple. Tel est en raccourci le tableau que nous trace M. Forneron. On en a reconnu les traits pour appartenir surtout à M. Taine. M. Forneron n’y a mis que peu de chose de lui-même, si ce n’est peut-être le parti-pris de réduire le crime aux plus honteux motifs qu’il puisse avoir. « On a tué par envie, par manière d’éteindre ses dettes, par appât du lucre, souvent par vengeance privée. Ce sont crimes sans poésie. » Contredirons-nous M. Forneron sur ce point ? Il n’est pas nécessaire ; mais de quoi nous lui demanderons plutôt compté, c’est de tout ce qu’il a omis de faire entrer dans ce tableau ; c’est aussi d’une part de ce qu’il y a mis.

Quel droit avait-il, en effet, de confondre les dates et de brouiller les temps ? Qu’importent à une énumération des causes de l’émigration les crimes commis sous le régime de la Convention, en 1793 et 1794, ou plus tard encore, sous le régime du Directoire ? La justice historique exige rigoureusement que rien de ce qui a suivi le 20 avril 1792 ne soit compté parmi les causes de l’émigration. A dater de ce jour, l’état