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Le 10 juin, Campero rentrait dans la capitale, où on accueillait avec respect le général vaincu et les débris de son armée.

Ni Campero, éclairé par sa défaite, ni les hommes d’état boliviens ne se faisaient d’illusions sur les revanches éclatantes que le Pérou espérait prendre, ni sur les excitations intéressées qui leur parvenaient de Lima. La Bolivie, ils le sentaient, était épuisée, à bout de forces et de sacrifices. Pays pauvre, elle ne pouvait continuer la lutte dans laquelle l’impéritie de Daza l’avait entraînée. D’autre part, on courait le risque de soulever la populace et de s’exposer à l’hostilité du gouvernement péruvien en négociant avec le Chili, sous le coup de défaites humiliantes, une paix isolée, Campero et ses ministres s’arrêtèrent au plan suivant : se tenir dans l’expectative, et renoncer à la défense du littoral occupé par les armées victorieuses du Chili ; en cas d’invasion transporter le siège du gouvernement dans l’intérieur des terres, où l’ennemi ne pourrait s’avancer qu’en s’éloignant de ses vaisseaux, base de ravitaillement, et en s’exposant à se voir couper la retraite dans le désert. C’était, en ce qui concernait la Bolivie, la fin de la guerre. Le Pérou restait seul à la soutenir.

Au Chili, la nouvelle des victoires de Tacna et d’Arica fut accueillie avec un enthousiasme d’autant plus vif que des succès aussi éclatans présageaient une paix glorieuse et prochaine. On ne pouvait croire que le Pérou persisterait dans une lutte désastreuse ; on ne se rendait pas un compte exact de la surexcitation des esprits à Lima, de la nécessité pour Pierola de continuer la guerre ou d’abdiquer le pouvoir, de la répugnance d’un peuple fier à se reconnaître impuissant et à subir la paix après d’écrasantes défaites. La proclamation du dictateur péruvien, les mesures prises par lui en vue d’une guerre à outrance, son refus hautain de négocier, ne laissèrent bientôt plus de doutes. C’était à Lima qu’il fallait dicter la paix, c’était sur Lima qu’il fallait marcher. On entrait dans une phase nouvelle. La mort de don Rafaël Sotomayor, ministre de la guerre, laissait une place vacante dans le conseil. Le conseil lui-même était divisé ; quelques-uns de ses membres affirmaient que l’on avait assez fait, qu’il était sage de ne pas tenter la fortune, prudent de ne pas demander au pays de nouveaux sacrifices d’hommes et d’argent. Tout le sud du Pérou était conquis. Le Chili était maître du désert d’Atacama, des territoires contestés et convoités ; le succès dépassait son attente. S’emparer du Callao, réputé imprenable, emporter Lima d’assaut, affronter une campagne longue, difficile, s’exposer à un échec qui pouvait devenir un désastre et remettre en question les résultats acquis n’était pas, suivant eux, le fait d’une politique sage, d’une habile stratégie.