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gauche républicaine ? Cette difficulté n’était pas au-dessus de l’habile esprit de M. Thiers. S’il avait jeté autrefois à M. Gambetta la qualification sanglante et trop méritée de fou furieux, il s’était appliqué, durant sa présidence, à ménager le dictateur et à lui faire oublier l’apostrophe qu’il lui avait lancée aux applaudissemens de la France. M. Gambetta était, de son côté, facilement oublieux quand il avait intérêt à l’être. Il avait, en outre, un penchant marqué pour l’intrigue et il était fort sensible à la flatterie. M. Thiers l’attaqua et le gagna par ces deux côtés à la fois. Il lui fit entrevoir le rôle que l’avenir lui réservait ; il vanta sa sagesse : l’autre y crut. Assistons à la métamorphose.

Nous avons entendu M. Gambetta, le 16 mai 1873, insinuer devant les radicaux de Nantes que M. Thiers pourrait bien trahir la république. Écoutez-le maintenant, le 24 juin 1874, louer « l’homme d’état illustre qui a su donner à cette phalange, composée de parlementaires éprouvés, de grands propriétaires, d’industriels importans, de grands négocians, de citoyens considérables de tout rang et de tout ordre, l’exemple du sacrifice[1]… » A Grenoble, le 26 septembre 1872[2], il avait menacé les classes dirigeantes, monarchiques ou républicaines, d’une révolution sociale qui allait les déposséder du pouvoir et des affaires. Le 3 octobre 1873, dans une réunion privée tenue près de Châtellerault, il rappelle la gloire de notre tiers-état et l’émancipation de 1789, et la France refaite « dans son unité législative, administrative, financière, militaire[3]. » Il ne se contente pas d’exalter la bourgeoisie, le voilà qui sourit à la noblesse[4]. C’est le temps de la république athénienne. Il se prend même à être réservé à l’égard de ce clergé catholique qu’il flétrissait, le 25 avril 1872, à Albertville, du nom de caste cléricale. C’est contre les bonapartistes que se donnent maintenant carrière tous les excès de sa parole[5]. Ses actes dans l’assemblée sont d’accord avec ses discours. Il vote la proposition Casimir Perier, l’amendement Wallon, les lois constitutionnelles, et jusqu’à l’institution de ce sénat, qu’il fait accepter, le 23 avril 1875, à ses électeurs de la Seine[6].

  1. Gambetta, Discours, t. IV, p. 218.
  2. Gambetta, Discours, t. IV, p. 85.
  3. Discours cité.
  4. Ibid., t. IV, p. 127.
  5. « L’appel au peuple ! C’est là un sophisme, une tromperie, un mensonge. L’appel au peuple ! Mais ses défenseurs l’ont Installé sur quarante mille cadavres ! L’appel au. peuple ! mais ils n’ont régné que par le silence ! L’appel au peuple ! mais je parle dans un département qui a été envahi par l’Allemand ! » (Discours, t. IV, p. 259.)
  6. « Que va-t-il sortir des urnes ? Un sénat ? Non, il en sortira le grand conseil des communes françaises. » (Discours, t. IV, p. 318.)