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l’autre. Jordanès appelle Théodose « l’ami des Goths ; » l’empereur méritait ce titre : Alaric qui prit Rome avait été un de ses généraux. Ainsi tombera un autre grand empire, le khalifat de Bagdad.

À l’exemple du prince, l’église leur ouvrait ses bras, et de ces hommes dont Grégoire de Tours montrera la profonde dégradation, elle faisait déjà une race prédestinée. Bientôt un prêtre éloquent s’écriera, au bruit de l’empire qui s’écroule : « Saül maudit et déchu, voilà Rome ! David béni et triomphant, voilà les barbares ! » Nous avons eu longtemps la naïveté de répéter cette parole de Salvien, que redisent toujours les descendans de ces grands destructeurs ; pour eux le monde n’a connu que deux civilisations, celle de l’antiquité et le Germanenthum.

L’empire aurait-il pu éviter son destin ? Oui, dans une certaine mesure, si Auguste, Trajan et Hadrien avaient eu des héritiers au lieu de successeurs indignes. Malheureusement, il y a dans les affaires humaines une force des choses, provenant d’influences très diverses et parfois très anciennes, contre laquelle les individus ne peuvent réagir, surtout quand de vulgaires ambitieux ont remplacé les hommes d’expérience. La monarchie orientale du Bas-Empire procède du principat demi-républicain d’Auguste, et la formation d’une administration innombrable fut la conséquence du pouvoir absolu du prince, qui, pour mettre l’ordre en tout, mit partout sa volonté, ses agens et la servilité. Les dépenses d’une cour fastueuse, le salaire d’une armée de fonctionnaires, les subsides fournis aux barbares pour qu’ils se tinssent en repos et livrassent des soldats, enfin l’énorme destruction de capital faite par les révolutions et par les invasions, obligèrent d’accroître les impôts. La propriété foncière, le commerce, l’industrie, en furent accablés, et l’usure dévorait incessamment ce que le fisc avait épargné. Aussi les populations se désintéressèrent d’un gouvernement qui les ruinait sans les défendre. Elles avaient montré leur reconnaissance pour cette paix romaine qui permettait à chacun de vivre tranquille à l’ombre de sa vigne et de son figuier ; elles eurent de sourdes colères et des malédictions contre des princes qui laissaient les barbares courir impunément les provinces, comme bandes de bêtes fauves. L’horizon des esprits se rétrécit ; on s’enferma dans sa ville. Marc Aurèle eut beau écrire : « L’Athénien disait : Ô cité bien-aimée de Cécrops ! Et toi ne peux-tu dire : Ô cité bien-aimée de Jupiter ! » on resta citoyen de Tours, de Séville, d’Alexandrie ou d’Ephèse, on ne le fut pas de l’empire, et on ne prit nul souci des maux dont les autres souffraient. Un des derniers poètes de Rome se trompe quand il glorifie la ville éternelle d’avoir fait d’un monde une cité : Urbem fecisti quod prius orbis erat. Les mille cités de l’empire,