Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 63.djvu/34

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vêtu de cette robe rouge qui avait couvert tant d’ambitions séculières, et nourri dans cette curie romaine dont l’adresse et la politique profonde étaient encore légendaires ? ou bien était-ce Noailles, à demi vainqueur hier et pressé sans doute de saisir toute occasion favorable pour courir après la gloire qui lui avait échappé au moment où il croyait la tenir ? Enfin Belle-Isle, l’inappréciable Belle-Isle, était-il réellement et pour jamais en disgrâce ? Fallait-il renoncer à mettre encore une fois à profit et ses talens élevés et sa fougue imprudente ? Tels étaient les points obscurs de l’horizon ; afin de les éclaircir, il fallait, dit lui-même Frédéric, une boussole pour s’orienter. C’est le rôle dont Rottenbourg dut être chargé, et dont lui seul pouvait s’acquitter sans bruit, sans même avoir besoin d’écouter aux portes ; car toutes lui étaient ouvertes d’avance, sa présence dans les lieux où on était accoutumé à le voir n’ayant rien de suspect ni même de surprenant.

Avant de le mettre en campagne, Frédéric eut pourtant la fantaisie de voir de ses propres yeux comment il saurait se démener dans sa tâche improvisée d’ambassadeur. Il le manda en tête-à-tête dans son cabinet, et, se posant en face de lui, imitant de son mieux les gestes et la physionomie d’un ministre français tel qu’il pouvait se les figurer, il lui fit, par avance, toutes les objections que pouvait rencontrer, à Versailles, le projet d’une alliance renouvelée avec la Prusse, y compris même celles qu’on pouvait tirer du caractère de son roi, de sa versatilité, de son égoïsme et du peu de foi que méritaient ses paroles. Il s’amusa ainsi à faire lui-même, de sa propre personne, un portrait dont il n’adoucit pas les couleurs : « Voyons, maintenant, lui dit-il, comment vous vous y prendrez pour me défendre. » Rottenbourg entra en riant dans le jeu, et, sans démentir absolument les défauts prêtés à son maître, montra si bien le parti qu’on en pouvait tirer, en un mot, s’acquitta avec tant de tact et d’à-propos de sa réplique que le roi lui dit en se levant : « Parlez seulement ainsi et vous êtes sûr de réussir[1]. »

La mission de Rottenbourg devait être gardée secrète plus encore à Berlin qu’à Paris, Frédéric se méfiant toujours des sympathies de tout son entourage et principalement de son ministre Podewils pour l’Angleterre. Le comte obtint pourtant la permission d’aller en entretenir confidentiellement Valori avant son départ, et, dans cette conversation à huis-clos, il fit preuve de la même adresse cachée sous une bonhomie apparente qui lui avait valu l’approbation royale.

  1. Hyndford à Carteret, 22 février 1744. (Correspondance de Prusse. — Record Office, cité par Raumer, Beiträge sur neuen Geschichte. Je n’ai pu vérifier ce passage sur le texte anglais.)