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conquête. Enfin, et ceci était le point le plus délicat et le plus difficile à gagner, il fallait que la France se décidât à faire de nouveau franchir le Rhin à deux de ses corps d’armée, dont l’un serait placé sur le cours inférieur du fleuve, aux environs de Cologne et de Dusseldorf, pour contenir les Anglais et menacer le Hanovre ; l’autre en amont de Strasbourg, pour occuper le prince de Lorraine pendant que les armées prussiennes attaqueraient l’Autriche dans ses foyers.

Il ne semble pas, à première vue, que l’envoyé choisi par Frédéric pour aller traiter une affaire si grave, et dont chaque détail avait tant de prix à ses yeux, fût l’agent le mieux approprié à cette tâche. Frédéric, comte de Rottenbourg, n’était rien moins qu’un diplomate de profession. C’était un gentilhomme de bonne et agréable compagnie, mais qui, dans un âge déjà mûr, restait, malgré les années, très jeune de caractère et d’habitudes. Appartenant à une famille noble de Livonie, dont une branche avait pris du service en France, il était venu de bonne heure à Paris visiter ses parens et chercher la fortune avec le plaisir. L’une et l’autre lui avaient souri. Le régent, l’admettant dans sa société la plus intime et la plus gaie, l’avait marié à la fille de sa maîtresse, la marquise de Parabère, sans exiger de lui plus de fidélité qu’une telle hérédité n’en comportait. Il avait dû à cette alliance la faveur de prendre part, avec un grade élevé, à la guerre soutenue par Louis XV pour replacer son beau-père Stanislas sur le trône de Pologne : ce qui ramenait naturellement le jeune Livonien dans le voisinage de son pays natal. La crainte lui vint alors que, malgré la bienveillance qu’on lui témoignait, son origine (il était né protestant et sa conversion restait douteuse) ne fût tôt ou tard un obstacle sur le chemin de sa fortune, et il prit congé des drapeaux de la France pour passer sous ceux de la Prusse. Le hasard le mit aux côtés du jeune roi à Molwitz, et il se fit blesser généreusement en le couvrant de sa personne, au moment où l’escadron royal quittait à la hâte le champ de bataille. Depuis lors, son intimité avec le prince était restée grande : mais c’était entre eux camaraderie de plaisirs plutôt que confidence d’affaires. Chaque année, Rottenbourg, resté Parisien dans l’âme, prenait le chemin de la France, en apparence pour faire soigner ses blessures, dont il souffrait encore, en réalité pour entretenir et renouveler connaissance avec ses compagnons d’armes et de jeunesse. Nul n’était plus familièrement admis que lui dans tous les cercles de la capitale, depuis les boudoirs des grandes dames jusqu’aux coulisses des théâtres. Frédéric trouvait en lui, tantôt un pourvoyeur de ses plaisirs qui recrutait à prix d’or, pour le théâtre de Berlin, des premiers sujets de ballet ou d’opéra,