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Je multiplierais les exemples que j’arriverais à la même conclusion que le divorce autorisé par la loi est condamné par l’usage. C’est un fait indéniable. On aura beau dire, le divorce n’est pas une loi de nature ; c’est la conséquence d’un certain état social, et, en fait, qu’il soit légal ou illégal, n’existe-t-il pas partout ? Que sont les séparations, sinon une sorte de divorce ? Seulement je suis porté à croire que, dans les pays où le divorce n’existe pas légalement, il y aurait moins de divorces qu’il n’y a actuellement de séparations, s’il existait. Être divorcé ! passe encore la séparation ; mais le divorce ! on réfléchirait comme chez nous avant d’arriver à cette extrémité ; les demi-mesures ne font pas réfléchir sérieusement. Que de gens qui se séparent et qui, dans les mêmes circonstances, ne divorceraient pas !.. Mais je m’aperçois que je plaide pour le divorce, ce dont je m’excuse, parce que les situations respectives de la société occidentale et de la nôtre sont absolument différentes. Chez nous, la femme se marie sans dot. Le mot sublime d’Harpagon : « Sans dot ! » n’aurait aucun sens. L’argent et la femme n’ont aucun rapport entre eux ; les femmes n’héritent pas. Ah ! certes, je ne veux pas médire du sexe féminin, mais c’est là une des institutions les plus heureuses de la Chine, et une des plus habiles. Le mariage d’argent n’existe pas.

J’ai cherché à expliquer à mes compatriotes ce qu’on entendait par un mariage d’argent ; ils ont toujours compris que c’était un acte de commerce, une affaire. Chez nous, les parens comptent longtemps à l’avance les titres d’honorabilité de la famille à laquelle on va demander une épouse. On s’informe au sujet des qualités de la jeune fille. Ailleurs, en Occident, on compte les écus de la dot ; on calcule les espérances, c’est-à-dire les décès des parens, et, quand on a bien compté, additionné et qu’on arrive à un chiffre rond, le mariage est fait : bon parti. N’est-ce pas ainsi ? Pourquoi le : « Sans dot ! » de Molière serait-il sublime s’il n’en était pas ainsi ?

Les mariages d’argent sont l’injure la plus violente qu’on puisse faire aux femmes. Mais elles ne sentent pas l’affront, puisque, se laissant acheter, elles ont souvent même le courage de se vendre.

J’avoue que le divorce ne me paraît plus nécessaire quand on examine un tel état social. On est si peu uni par le mariage ! Ah ! nos mœurs sont plus solides, plus dignes, et il m’est impossible d’admirer, malgré la meilleure volonté du monde, ce mélange de traditions solennelles et de petites choses mesquines qui ressemble à une pièce d’opéra-bouffe. Ainsi constitué, le mariage est devenu si fragile qu’il faut des procédés d’une grande délicatesse pour le traiter dans ses écarts, et le divorce étant une pièce d’artillerie de siège, je crains fort qu’il n’emporte dans sa foudre ce qu’il reste de