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le coup était porté : il avait compris que son jeu était percé à jour et qu’à persévérer dans ces ambages, il risquerait de s’embarrasser lui-même dans le filet de ses propres artifices. Désespérant désormais d’obtenir ni argent français ni troupes allemandes autrement qu’en payant lui-même le premier de sa personne, il se résigna à franchir le pas. Les résolutions hardies succédaient promptement chez lui à l’excès de la prudence. Avant même que l’original du projet de traité fût remis entre ses mains, pendant qu’on le débattait encore à Francfort, il décidait d’envoyer à Versailles, en mission spéciale, son chambellan et son ami, le comte de Rottenbourg, avec pouvoir de négocier un traité direct entre la France où il promettrait, sous certaines conditions déterminées, et moyennant certains avantages, son entrée en campagne au printemps suivant. Il renonçait ainsi à faire agir autrui en restant dans l’ombre, afin de fixer plus à son aise le jour et le lieu de son entrée en scène. S’il ne ratifiait pas le projet de Chavigny, il l’exécutait, ce qui valait encore mieux ; mais la malveillance et le dédain qu’il témoigne pour cet agent, et dans ses lettres, et bien longtemps encore après dans ses Mémoires, montrent assez quelle contrariété il éprouvait de s’être vu forcer la main[1].


II

J’ai dit quelles étaient les préoccupations provenant du trouble d’une mauvaise conscience qui avaient longtemps retenu Frédéric et qui le tourmentaient encore au moment où il se décidait à renouer une partie belliqueuse avec la France. Il craignait toujours qu’en cas d’échec survenant dans une nouvelle campagne, la France ne s’autorisât de son exemple pour le laisser dans l’embarras, si elle en trouvait l’occasion, en se tirant elle-même d’affaire. De plus, le dégoût, presque l’horreur que les armées françaises témoignaient pour le séjour de l’Allemagne, la joie qu’elles exprimaient tout haut d’en être sorties, lui faisaient redouter que le cabinet de Versailles, se concentrant désormais dans le soin de la défense de ses frontières, lui remît à lui seul, en compagnie de l’impuissant Charles VII, le soin de faire tête aux ennemis qu’il allait se créer

  1. Pol. Corr., p. 42, 49, 51 et 52. — Frédéric à Chambrier, 18 février. — A. Klingskræff, 5 mars. — Au prince de Hesse, 9 mars 1744. — Histoire de mon temps, ch. IX. On négociait partout, dit-il, dans ce temps critique, et si l’on ne négociait pas, on faisait du moins des projets. Le sieur de Chavigny et le sieur de Bunau, ministre de l’empereur, avaient « ébauché ensemble un traité d’association des cercles de l’empire. Les termes en étaient vagues, l’objet obscurément exposé, l’ouvrage entier paraissait inutile, je fis des remarques sur ce projet : rien de tout cela ne réussit. » (Texte primitif.) — Droysen, t. II, p. 237 et suiv.