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même. Ce n’était donc pas libertinage que d’aimer ainsi, c’était pur acte de religion. Ce platonisme d’un genre particulier n’était guère pour le protéger contre les dangers inévitables d’un tel penchant. Dans combien de pièges celui qui s’y livre ne doit-il pas tomber, et de combien de mécomptes cruels sa béate crédulité ne doit-elle pas être payée ? Cette âme qu’on a cru pouvoir négliger ou qu’on a étourdiment supposée en harmonie avec son enveloppe, voilà qu’elle se révèle avec des vices d’esclave, des bassesses de roture morale, des stupidités inconscientes de larve engourdie dans les langes de la chair, des tyrannies d’être inférieur qui se venge de son infériorité. Combien de fois n’arrive-t-il pas que l’enveloppe de cette Vénus adorée ne recouvre pas d’autre déesse que la meurtrière Kali, compagne et auxiliaire de Siva le destructeur ? L’illusion de cette duperie volontaire ne pouvait guère être de longue durée, surtout chez un homme de la clairvoyance de Heine ; mais le réveil était d’autant plus cruel que le songe avait été plus ardent. Alors la vérité lui apparaissait, c’est-à-dire la disproportion énorme qui existait entre sa nature d’élite à lui et le vulgaire objet de son idolâtrie, et il en éprouvait une humiliation profonde. « Je suis condamné à n’aimer que ce qu’il y a au monde de plus bas et de plus fou ; comprenez alors combien cela doit tourmenter un homme fier et de beaucoup d’esprit ! » écrit-il à son ami Henri Laube dans une lettre de 1835. Que toute sa vie fut empoisonnée par cette erreur et qu’il en conserva le ressentiment jusqu’au dernier jour, la terrible pièce du Livre de Lazare, le Château des affronts, écrite presque la veille de sa mort, suffirait seule à le proclamer si toutes ses poésies amoureuses ne le disaient pas à chaque page.

C’est ce désaccord entre l’amour et son objet qui est le principe de ces sarcasmes, de ces ironies et de ces blasphèmes que l’on a si légèrement reprochés comme une dissonance à ses poésies. Loin d’être en dissonance, ironie, blasphème, persiflage sont au contraire en accord parfait avec un amour de telle nature ; ils en font la cruelle harmonie et la profonde originalité ; ils attestent en tout cas la sincérité du poète et disent à quel point il est resté fidèle à la vérité. Oh ! qu’elles seraient menteuses si, sous prétexte d’unité, ces poésies conservaient jusqu’au bout l’accent de la plainte, si le ton élégiaque y donnait davantage l’exclusion au ton satirique ! Ces ironies, ce sont les représailles d’un orgueil légitime humilié ; ce persiflage, c’est l’arme de défense d’une tendresse qui se refuse au jeu de la perfidie ; ces blasphèmes, ce sont les repentirs d’une confiance qui a succombé aux pièges des promesses hypocrites ; ce scepticisme qui vous paraît offensant, c’est l’état naturel d’un cœur qui croit à l’amour avec une ardeur presque fanatique et qui a dû