Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 63.djvu/28

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

furent d’abord assez vagues, mais, à mesure qu’il se sentait lui-même plus sûr de son fait, ayant en poche le nerf de la guerre, devinrent plus précis et plus pressans. Quittant le mode déférent et un peu suppliant même qu’avaient employé jusque-là Voltaire et Valori, Chavigny ne craignit pas d’élever le ton et de laisser voir à Klingskræff qu’il avait pénétré les embarras, les inquiétudes, les visées secrètes de son maître. « Il est temps, lui dit-il, de ne plus se tromper soi-même et de ne plus vouloir tromper autrui. Je n’ai eu l’honneur de voir votre maître qu’une fois, une bonne demi-heure, et j’avais eu dès lors une grande opinion de lui ; depuis je l’ai suivi volontiers, quoique de bien loin, mais il aurait lui-même peu d’opinion de moi si je me hâtais de le juger définitivement avant le dénoûment des troubles qui agitent l’empire. Pour faire court, il ne peut conserver la Silésie que par les mêmes moyens qui l’ont aidé à la conquérir, et ce sera la part qu’il prendra au dénoûment général qui couronnera pour jamais sa gloire et sa sûreté. Il a les cartes en mains, mais, qu’il se le tienne pour dit, faute de savoir les jouer à propos, elles peuvent passer à d’autres… Votre maître, ajouta-t-il encore dans un autre entretien, n’a point d’amis ; l’Autriche est irréconciliable avec lui, et la Saxe fait cause commune avec elle. S’il ne veut pas être prévenu, il faut qu’il prévienne. »

Et comme le ministre de Prusse, beaucoup moins prompt à la réplique que son souverain, insistait timidement sur les difficultés qu’opposait à une action énergique la neutralité stipulée par le traité de Breslau et dépeignait la situation faible des états prussiens répandus en Allemagne sur une ligne longue et sans défense, « comme une sorte de boudin, » disait-il, Chavigny, après avoir insisté sur le péril de l’abstention, se mit en devoir de lui démontrer que ceux d’une conduite active, beaucoup moins graves, étaient, en quelque sorte, imaginaires. « Je ne connais pas si peu l’intérieur de la Basse-Allemagne et la situation actuelle du Nord, lui dit-il, pour me figurer des fantômes là où il n’y aurait que des moulins à vent. Dès que la France se met visiblement en état d’occuper l’Angleterre et la Hollande, ce n’est pas un problème de statuer que le roi de Prusse, aussi puissamment armé qu’il est, a ses coudées franches, et je ne crois pas qu’il ait aucune inquiétude du côté de la cour de Russie, qui est hors de toute mesure avec celle de Vienne. » Enfin Klingskræff ayant exprimé la crainte que la France, réduite à une guerre défensive sur ses frontières, ne fût paralysée par la nécessités de sa préservation personnelle : « Je vois bien, dit Chavigny avec hauteur, qu’on ne peut donner de la confiance à qui n’en veut pas prendre. Dieu merci ! la nôtre est fondée sur nos propres forces, et la France ne s’en est pas plus mal trouvée dans