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étrangères, ils n’hésitaient pas à les qualifier des noms de leurs divinités indigènes, et c’est ainsi que le Melkarth Tyrien prenait le nom d’Hercule et la Chaldéenne Astarté le nom de Vénus. Nous sommes obligés d’agir ainsi avec Heine, et d’employer pour désigner les dieux inspirateurs de ses chants les noms de Cupidon et de Vénus, mais en faisant remarquer que ce Cupidon et cette Vénus sont de toute autre race, de toute autre origine, et de toute autre perversité que ceux de la mythologie classique. Non vraiment, ce Cupidon de Heine n’a rien de commun avec l’enfant aux ailes blanches comme les colombes qui traînent le char de sa mère, dont nos ballets et nos chansons nous ont tant entretenus, pas plus que sa Vénus n’a quelque chose de commun avec la blonde Aphrodite. La Vénus de Heine, vous la connaissez sans vous en douter depuis longtemps, c’est celle dont le grand Titien fit le portrait, cette Vénus à l’irrésistible sensualité, aux mignons traits touraniens si différens des traits à la noble correction des déesses issues du ciseau grec. Vous avez pu la voir aux Offices de Florence étendue sur son lit de repos, tandis que sa chambrière cherche au fond du divin boudoir les linges nécessaires pour voiler la délicieuse brutalité et l’enivrante séduction de son corps aux charmes implacables. Cette Vénus n’eut jamais d’autels à Paphos et à Cythère, mais c’est à elle, et à nulle autre, que cette Javanaise de Régent Street, qui mâchait des fleurs tandis que le poète s’abandonnait entre ses bras aux transports de la volupté, adressait certainement son culte : culte authentique et légitime, car cette Vénus et ce Cupidon de Heine semblent directement sortis de la couvée infernale de ce dieu noir que connurent tous les anciens peuples asiatiques. Comme leur père, ils se complaisent à la cruauté, à la douleur, à la destruction, à la mort, acceptent d’être servis et non d’être fléchis, écoutent des prières qu’ils n’exaucent pas et reçoivent des sacrifices qu’ils ne récompensent pas. De quelle férocité ce Cupidon de Heine n’est-il pas possédé ! Comme il se réjouit de faire de ce qui est le principe même et l’épanouissement suprême de la vie une cause de mort et un ferment de dissolution ! Ah ! que nous voilà loin de l’espiègle enfant-oiseau qui descend de son azur à ras de nuages pour s’amuser au malicieux plaisir de la chasse aux cœurs ! Voyez-vous là haut, bien haut, comme une tache imperceptible sur le bleu profond du ciel ? C’est lui, et de même que les oiseaux de nus jardins découvrent le milan avant qu’il soit visible à l’œil humain et commencent à jeter le cri d’alarme, ainsi le poète en le devinant commence à se troubler, à palpiter douloureusement et à gémir harmonieusement. Le voilà, il descend d’un vol puissant, et de ses ailes noires frangées d’or qui rendent l’air sonore pendant qu’il le