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la persécution. Heureuse, la race lui paraîtra peut-être moins digne d’intérêt, et, sans le martyre, la fidélité avec laquelle elle a gardé sa foi lui semblerait probablement ne mériter d’autre nom que celui d’entêtement et justifier le dédain ironique que les attachemens surannés inspirent au vulgaire. C’est dans un sentiment général et philosophique d’humanité et non dans un sentiment particulier et religieux de consanguinité qu’il faut chercher la sympathie propre à Heine pour le peuple dont il était issu.

Mais, dans ce sentiment général, bien des nuances de tendresse, de piété et de respect peuvent encore trouver place, et nous surprenons chez Heine nombre de ces nuances ; nous n’en voulons pour preuves que la tristesse de mécontentement et la petite estime de lui-même que lui inspira cette conversion au protestantisme qu’il exécuta en 1825 quelque temps après qu’il eut reçu son titre de docteur en droit. Ses paroles sur ce point sont trop significatives et lui font, à notre avis, trop d’honneur pour ne pas être citées :

Je ne sais que penser : Cohn m’assure que Gans prêche le christianisme et cherche à convertir les enfans d’Israël. Si c’est par conviction, Gans est un sot ; si c’est par hypocrisie, un gredin. Je ne cesserai pas, c’est vrai, de l’aimer ; j’avoue pourtant qu’il m’aurait été plus agréable d’apprendre qu’il avait volé des cuillers d’argent. Que toi, cher Moser, tu penses comme Gans, je ne puis le croire, bien que Cohn l’affirme et prétende le tenir de toi-même. Il me serait très pénible que mon propre baptême pût t’apparaître sous un jour favorable. Je t’assure que si les lois avaient permis de voler des cuillers d’argent, je ne me serais pas fait baptiser. Je t’en dirai davantage plus tard.

Samedi dernier, je suis allé au temple et j’ai eu la joie d’entendre de mes propres oreilles les sorties du docteur Salomon contre les juifs baptisés, contre ces gens, disait-il avec une intention mordante toute particulière, qui, par le seul espoir d’arriver à une place (ipsissima verba), se laissent entraîner jusqu’à devenir infidèles à la foi de leurs pères. Je t’assure que la prédication était bonne et que je compte faire visite ces jours-ci au docteur Salomon. » — (Lettre du maudit Hambourg, 14 décembre 1825.)

On ne peut faire meilleure justice de soi-même, et la citation que nous venons de donner nous dispense d’insister longuement sur ce délicat sujet. Heine était trop pénétrant pour ne pas savoir combien l’abandon de la religion dans laquelle nous sommes nés est toujours une chose grave, que l’incrédulité même, si elle reste d’ordre purement philosophique, ne la justifie pas, et que le scepticisme, loin d’être une excuse, doit être, au contraire, un motif d’attachement