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méritoire. Toutefois il s’ennuyait mortellement dans cette ville ; une querelle avec un frère de la Burschenschaft vint heureusement le tirer de peine. Des cartels furent échangés et un duel arrêté ; mais la chose vint aux oreilles des autorités universitaires qui, en vertu des us et coutumes de la Georgia Augusta, condamnèrent Heine à un exil de six mois. Il accueillit joyeusement cette sentence et alla passer à Berlin le temps trop court, à son gré, de cette proscription bénie.

Il y trouva que sa réputation l’avait précédé, car à toutes les circonstances favorables de ses commencemens, il faut ajouter ce bonheur qu’il n’a pas connu les lenteurs de la célébrité et les retards de la justice. Cette carrière littéraire que tant d’autres grands talens ont à courir à travers fondrières et abîmes, il y entra comme en plaine et toucha le but dès l’entrée. A la vérité, il fit par la suite de cette carrière un steeple-chase enragé, où il lui fallut franchir toute sorte d’obstacles et de barrières, mais les obstacles et les barrières furent de son fait, et c’est lui-même qui les disposa sur son parcours. Ce n’est pas assez de dire que Heine fut célèbre dès le premier jour ; pour être tout à fait exact, il faudrait dire qu’il a été célèbre dès la veille du premier jour. En 1816, c’est-à-dire à une époque où il était encore écolier, il avait obtenu son premier succès avec l’admirable petite pièce : les Deux Grenadiers, écrite dans le sentiment même de Béranger et de Charlet, ce qui prouve, par parenthèse, à quel point les sympathies de Heine pour la France avaient des racines profondes, puisqu’elles ont été capables de lui faire trouver naïvement la forme et le ton mêmes qui ont fait considérer les deux hommes ci-dessus nommés comme les interprètes les plus fidèles du patriotisme populaire français. Dans les années qui suivirent, plusieurs petits poèmes, entre autres cette vision lugubre et trop prophétique hélas ! de la jeune fille qu’il rencontre filant son linceul, puis taillant le bois de sa bière, puis creusant sa fosse, furent publiés par divers journaux ou recueils littéraires, si bien que, lorsqu’il arriva à Berlin avec le manuscrit de ses Jeunes Souffrances et de ses tragédies en poche, il était déjà pour le public lettré de Berlin une vieille connaissance. Aussi le monde ne lui fut-il pas plus rebelle que le succès. Parmi les centres mondains de Berlin, à cette époque, le premier en attrait pour un poète ou un artiste était le salon des Varnhagen von Ense, où toutes les notabilités européennes de passage dans la capitale de la Prusse durant les années de la restauration tenaient à honneur d’être reçues. Rahel le présidait, cette Rahel si célèbre pour cet enthousiasme de pythonisse dont elle avait le don d’étendre la contagion à tous ceux qui l’approchaient, et cette éloquence hasardeuse, téméraire, insoucieuse du vertige qui l’emportait vers toute cime et la