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du génie de Heine que n’aurait pu le faire la santé la plus florissante ou la plus classique beauté. Cette trinité navrante n’était-elle pas, en effet, comme la personnification agonisante de la poésie aux cruels contrastes qui est propre à Heine, de cette poésie à la fois juvénile et amère, naïve et savante en douleurs, ingénue et perverse, espiègle et martyrisée, toute brillante à la surface du frais éclat de la blanche beauté du Nord, mais intérieurement échauffée par l’ardeur d’une sève originairement puisée aux déserts brûlans de Palestine et de Syrie ?

Un critique anglais, qui est en même temps un poète de mérite, M. Stigand, a publié dans ces dernières années deux volumes considérables, dont la partie biographique est composée presque exclusivement d’extraits traduits du fantasque poète ; c’est qu’en effet le meilleur biographe de Heine est Heine lui-même. Il nous a raconté son enfance, notamment, de la manière la plus conforme à sa nature et à son génie, non par de secs récits autobiographiques, mais en en revivant par le souvenir les divers épisodes et en les faisant passer à l’état de poétiques réminiscences dans ses écrits, dont ils sont un des plus gracieux élémens. Cherchez ces anecdotes de l’enfance dans les Reisebilder, dans le Tambour Legrand, dans les Nuits florentines, dans maintes pages des Lieder, et elles vont se présenter à vous, animées comme elles le sont par cette seconde vie de la mémoire, avec je ne sais quel air de doux fantôme ; cette poésie de revenans, qui est particulière à Heine, n’a jamais créé plus séduisante série d’évocations. Les voyez-vous surgir une minute de la mer du passé, ces légions d’ombres vaporeuses, distinctes le temps d’un éclair, vivantes l’espace d’une phrase : la pieuse Ursule, qui le portait tout enfant dans ses bras, et le petit Wilhelm, son camarade, dont il causa la mort pour l’avoir excité à sauver des flots du Rhin un petit chat qui s’y noyait, et la petite Véronique, sa première velléité d’amour enfantine, Béatrice assortie à merveille à ce Dante jouet des lutins, à demi rêve, à demi vague souvenir, et la belle Johanna d’Andernach, si gravement enjouée, dont les mains blanches comme des hosties présageaient la fin précoce ? À ces scènes aimables d’autres plus imposantes succèdent : l’entrée des Français à Dusseldorf, l’abdication de l’électeur, l’apparition fulgurante de l’empereur : aimables ou imposantes, comme le même âge en a été témoin, la même grâce enfantine a touché toutes ces scènes. Par exemple, pour peu que vous ayez passé le méridien de la vie, vous avez entendu bien des récits des privations que durent souffrir les contemporains du blocus continental, jamais probablement avec la gentillesse mélancolique de ce lied où Heine rappelle ses jeux avec sa sœur Lötchen, et comment les deux enfans s’amusaient à une répétition des discours chagrins des grandes personnes de leur connaissance : « Nous nous