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la tuer pour qu’elle n’appartienne plus à son mari. Et ce meurtre-ci n’est pas un meurtre littéraire, un crime conçu par déférence à la mode et aussitôt avorté, comme l’assassinat du colonel ; c’est un crime tout humain et justifié, si imprévu qu’il soit, par la logique de la nature, un crime éternellement vraisemblable et vrai, commet celui d’Othello. Antony ne rêve pas de tuer Adèle, il la tue ; ce n’est plus son caractère qui feint de frapper ; c’est sa passion qui frappe ; ce n’est plus un fantôme qui gesticule et se fait moquer, c’est un homme qui souffre, agit, et nous émeut.

Ajoutez que, si le personnage d’Antony vaut par la passion plus que par le caractère, celui d’Adèle vaut par l’un et par l’autre : hormis les femmes de Racine, j’en vois peu sur la scène qui soient mieux animées et plus touchantes que cette créature vertueuse et tendre, attirée par l’amour et qui le craint, aussi faible pour la faute que pour le devoir, mal douée pour la vie et gracieuse devant la mort. Victime des violences humaines, elle garde au front, malgré sa souillure, un reflet de ces héroïnes lumineuses de Shakspeare, Imogène et Desdémone. Quoique formée à l’école romantique et munie, pour donner la réplique à son amant, de grands mots et de longues phrases, elle trouve parfois dans son cœur de simples et claires paroles : « Ne me reconduis pas, dit-elle à sa sœur en fuyant : je te parlerais encore de lui. » Et un peu plus tôt, lorsqu’elle prie cette sœur de le congédier : « S’il a pleuré, fait-elle, ne me le dis pas à mon retour. »

Un personnage accessoire tel que la vicomtesse de Lacy, bonne femme et légère, tête et cœur à l’évent, qui change toutes ses idées à chaque relais de galanterie et, de la meilleure foi du monde, ne connaît ni ses pensées ni ses amours de la veille ; un autre, à côté, comme celui de Mme de Camps, cette petite-fille d’Arsinoé, retranchée dans son impunité de femme et dardant le déshonneur autour d’elle, voilà des figures de comédie qui ne sont pas, près de vieillir et communiquent encore des affluens de vie au drame. Si d’ailleurs, on s’avise qu’Antony, quoique romantique, de style autant que pas un ouvrage de Dumas, est écrit plus correctement que pas un ; si l’on prend garde que mise à part certaine, apostrophe à une femme « bâtie de fleurs et de gaze, » il serait difficile d’y relever d’illustres exemples de cacographie, un seul mérite restera encore à signaler, tellement connu que je n’ose y insister, mais dont je ne puis cependant me taire : à savoir que par, -tout ce drame se manifeste en éclats ; de foudre le propre génie du théâtre.

« Eh bien ! s’écriait Dorval après la lecture du premier acte, il me semble que cela s’engrène drôlement ! Ils vont aller loin, s’ils marchent toujours du même pas. » En effet, pour commencer, ce piétinement de chevaux et ces cris de la foule entendus par la fenêtre, cet