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1er février de cette année, il s’exprimait ainsi : « Plus grand que l’Allemagne, la France et l’Espagne réunies, le stérile Soudan est une possession inutile, il l’a toujours été et le sera toujours. Il ne peut être administré que par un dictateur ; si ce dictateur est mauvais, il y aura de constantes révoltes… En conséquence, j’estime que le gouvernement de Sa Majesté est pleinement autorisé à recommander l’évacuation de ce pays. Il le laissera tel que Dieu l’a créé. Les gens qui l’habitent ne sont pas forcés de se battre les uns contre les autres, et du moins ils ne seront plus opprimés par des pachas venus de la Circassie, de l’Anatolie et du Kurdistan. » C’est ainsi qu’il se console. Certes, il ne peut se flatter que ces sultans locaux auxquels on restituera leurs pouvoirs seront des souverains pleins de mansuétude et de délicates attentions pour leurs peuples. Mais si Gordon l’illuminé s’est persuadé quelque temps que le ciel l’avait choisi pour faire le bonheur des nègres du Soudan, Gordon le philosophe a décidé que les khédives sont des philanthropes fort suspects, et qu’ils n’ont jamais fait dans les pays qu’ils retiennent sous leur obéissance d’autres heureux que les pachas qu’ils y envoient avec la permission d’y remplir leurs poches.

Chevalier errant qui doute par intervalles de la beauté de sa dame et ne laisse pas de jouer sa vie pour elle, fataliste chrétien qui exécute les ordres du ciel sans être, bien sûr que ses prouesses profiteront à qui que ce soit, mystique plein de bon sens, qui agit par inspiration et permet à sa raison de le juger, vivant dans de continuelles alternatives d’ivresse et de dégrisement, et tour à tour le plus téméraire ou le plus résigné des Anglais, George Gordon, Gordon le Chinois, Gordon Pacha est l’exemple peut-être unique d’un homme dont la tenace volonté a fait de grandes choses en ne croyant qu’à moitié à ce qu’elle fait. Mais il n’aura fondé dans les vicissitudes de sa vie très agitée aucune œuvre durable ; on ne fait œuvre qui dure qu’à la condition d’y croire tout à fait, et le repentir est la plus inutile des sagesses. Cet homme extraordinaire avait détruit dans les pays du Haut-Nil les vieux moyens de gouvernement, il les avait remplacés par Gordon ; deux jours après son départ, les vents d’Afrique ont soufflé sur sa fragile entreprise, et le sable du désert n’a pas gardé la trace de ses pas. Cependant, avec quelque réserve qu’on admire son génie, il est impossible de ne pas s’intéresser vivement à son sort ; l’Europe entière apprendrait avec soulagement qu’il a échappé aux mains violentes et rusées des serviteurs du mahdi. Les lions ne sont pas faits pour périr sous la griffe des chacals, et Gordon est une trop noble proie pour les Bédouins du Soudan.


G. VALBERT.