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pénétré de la doctrine de la grâce, quand on croit à ses opérations mystérieuses et soudaines qui changent les cœurs, on ne met pas une très grande différence entre un coquin et un honnête homme. On songe au brigand crucifié qui entra le premier au paradis.

Aussi Gordon est-il toujours prêt à se remettre avec les drôles qu’il avait juré d’étrangler ou de fusiller, et sa vie offre l’exemple de réconciliations bien étranges. Peu de jours après son affaire avec le gouverneur Li, à qui il voulait brûler la cervelle, il avait tout pardonné, tout oublié ; on s’aimait si tendrement qu’en 1882, quand on se retrouva à Tientsin, on se jeta au cou l’un de l’autre. Plus bizarre encore fut sa conduite avec Zebehr-Pacha, le principal négrier du Soudan, dont le fils Soliman était chef de bandes et dévasta toute une province. Quand le fils fut pris, on trouva sur lui des papiers du père qui démontraient sa complicité. Gordon lui-même se porta son accusateur, dénonça ses brigandages. Il fut condamné à mort ; mais au lieu de le faire exécuter, le khédive le pensionna. Ce qui surprend davantage, c’est que Gordon, qui regrettait de n’avoir pu le pendre de sa main, a fait aujourd’hui alliance avec lui et prétend confier à cet honnête homme l’avenir du Soudan. Embrasser Li et faire de Zebehr un gouverneur général, il faut pour cela croire bien fermement à la grâce. Mais qu’importe à Gordon ce qu’on peut penser de lui ? Il ne prend pour juge ni le succès, ni l’opinion ; il fait ce que Dieu lui dit de faire, il méprise le monde et ses vaines censures. C’est encore là une de ses indifférences.

Faute d’avoir pénétré assez avant dans les replis de son singulier caractère, on a relevé récemment dans sa conduite des contradictions qui n’en sont pas et qu’on a tort de lui reprocher. Ce fut un étonnement dans toute l’Europe quand on apprit qu’au mois de février dernier Gordon s’était fait précéder à Khartoum par une proclamation qui autorisait les marchands d’esclaves à reprendre leur petit commerce. On en conclut que les héros sacrifient dans certains cas leurs principes à la politique, que les plus saints savent s’accommoder aux circonstances, que si vous grattez un inspiré, vous trouverez l’habile homme. On oubliait que, dans le temps où il gouvernait le Soudan, Gordon, tout en travaillant à détruire l’esclavage, n’était point un abolitionniste à outrance. Sa correspondance, publiée par M. Birkbeck Hill, en fait foi[1]. Il ne faut pas demander à un inspiré d’adopter de toutes pièces des programmes tout faits. Ce qui lui faisait horreur, comme il le déclarait en 1875, c’étaient les incursions à main armée des recruteurs d’esclaves, leurs victimes indignement torturées, le sang répandu, le dépeuplement de districts entiers. Mais il ajoutait : « Si de leur

  1. Colonel Gordon in Central Africa, by Birckbeck. Hill.