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comme le vent, et dont l’éternel tangage lui plaît. Il finit cependant par en souffrir ; il lui semblait « que son cœur et ses reins : s’étaient déplacés, » et, dans un moment de lassitude, il écrivait : « Quoique j’aime mieux être ici que partout ailleurs, je voudrais être mort plutôt que de vivre comme je vis. » Ismaïl, qui le prenait pour un magicien, a la bizarre pensée de le mander au Caire et de le consulter sur ses embarras financiers. Ce n’était pas l’affaire de Gordon et Ismaïl commence à douter de son omniscience. Après cette fâcheuse aventure, il retournera Khartoum ; les difficultés s’aggravent, les déconvenues se multiplient. Ses sous-gouverneurs, ses fonctionnaires de tout ordre trahissent leur mission, s’entendent secrètement avec les négriers, ne s’occupent que de passer de bons marchés avec eux et de se faire une part dans leurs profits. En un mois, le vice-roi du Soudan doit renvoyer au Caire trois généraux de division, un général de brigade, quatre lieutenans-colonels. En 1879, Ismaïl abdique, cède la place à Tevfik. Gordon s’empresse, de donner sa démission avant qu’on.la lui-demande ; on ne cherche à le retenir que pour la forme. Mais, avant de s’en aller, il consent à se charger d’une mission diplomatique en Abyssinie ; il y est en butte aux avanies, traité en suspect, presque en prisonnier : « Je ne vous écris, pas. les détails de mes misères ; elles sont finies, grâce à Dieu. Rien n’est moins confortable que de dormir avec un Abyssin à ses pieds, un second Abyssin à sa droite, un troisième à sa gauche. »

Cette fois, il se sentait à bout de forces. M. Joseph Reinach, qui, au mois de janvier 1880, le rencontra à bord d’un vapeur en partance pour Naples, nous a rapporté, ses conversations avec ce lion qui regrettait son désert[1]. Nous voyons par cet intéressant récit qu’il s’en prenait à tout le monde de ses déceptions. Il était « tout ulcéré par l’injustice de son gouvernement, par l’ingratitude du khédive, » et, pour se distraire de son chagrin, il inventait d’heure en heure un nouveau partage du monde et surtout, de l’empire ottoman. Mais sous la colère perçait la lassitude. Avant de quitter Alexandrie, il s’était fait examiner parle médecin du consulat britannique, qui avait découvert en, lui des symptômes d’épuisement nerveux et d’altération du sang et lui avait ordonné plusieurs mois de complet repos : lui-même en sentait le besoin. Il avait juré que désormais il ferait la grasse matinée, qu’il resterait au lit jusqu’à midi, qu’il flânerait, qu’il baguenauderait, qu’il n’irait jamais en chemin de fer et que jamais il n’accepterait une invitation à dîner. En revanche, il se promettait de manger chaque jour des huîtres à son déjeuner. Comme le remarque M. Forbes, il eut.les huîtres, il n’eut pas le repos.

En mai 1881, le marquis de Ripon s’embarquait pour les Indes, où

  1. Revue politique et littéraire, no du 16 février 1884.