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règlement de comptes, de la liquidation d’une aventure. Il a assumé le rôle de syndic d’une faillite, entreprise dangereuse autant que prosaïque, car les intéressés semblent méconnaître, par haine du failli, les avantages du concordat qu’on leur propose, et s’il arrivait par miracle que Gordon réussît, il ne remporterait qu’un triste succès ; sa victoire aurait la mélancolie d’une défaite.

Cependant il n’a pas balancé ; il a accepté sans hésitation cette tâche épineuse. Il n’a jamais perdu beaucoup de temps à peser le pour et le contre, à raisonner sa conduite, à discuter son avenir. Il a toujours dit comme le vizir Acomat :


Le conseil le plus prompt est le plus salutaire.


Il se trouvait à Bruxelles, où l’avait attiré le roi des Belges pour lui proposer une mission au Congo. On l’appelle à Londres. Il s’entretient pendant quelques heures avec M. Gladstone et lord Granville, et, au sortir de cette conférence, il dit : « Je vais couper la queue du chien ; j’ai mes ordres, je les exécuterai coûte que coûte. » A huit heures du soir, il se mettait en route, et la scène de ce départ fut intéressante. Lord Wolseley s’était chargé de son portemanteau, lord Granville prit son billet au guichet, le duc de Cambridge lui ouvrit la portière de son wagon. Le 26 janvier, il arrivait au Caire ; il en repartait le 27. A Korosko, accompagné du colonel Stewart, qui formait toute son escorte, il quitte la vallée du Nil, traverse à dos de chameau le triste désert nubien ; ce chameau, comme l’a dit un journal anglais, portait la fortune d’un ministère whig. Le 11 février, il atteignait Berber, et le 18, il faisait son entrée à Khartoum. La question aujourd’hui est de savoir comment et quand il en sortira. Les offres qu’il a faites au mahdi ont été repoussées avec hauteur, il est coupé de ses communications avec Le Caire ; des bandes de Bédouins l’enveloppent, le cernent et crient après la curée. On n’ose plus croire au succès de sa mission, on voudrait être certain qu’il ne sera pas la victime de son inutile dévoûment. Ses prodigieuses ressources d’esprit et de courage, il doit les employer tout entières, contre sa coutume, à sauver Gordon. Réussira-t-il à s’en aller ? Ceux qui le connaissent affirment que toutes les fois qu’il veut s’en aller, il s’en va.

Gordon passe pour le plus heureux des téméraires. On ne l’est pas toujours, et les résultats de plusieurs de ses entreprises n’ont pas répondu à la beauté de leurs commencemens. Mais, quoi qu’il ait tenté, il a donné une haute idée de lui-même. C’est une vie bien extraordinaire que la sienne. Né à Woolwich le 28 janvier 1833, d’un officier de l’armée anglaise et de la fille d’un armateur, il entra à l’école militaire avant d’avoir achevé sa quinzième année. Il fit ses premières armes devant Sébastopol comme lieutenant du génie. Il y attira déjà