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sans réserve et sacrifié sans mesure. On estime que cela seul mérite d’être embaumé dans le souvenir et l’on reconnaît que l’on n’aime plus de soi que ce que l’on en a donné. « Le but d’une noble vie, a écrit Ernest Renan, doit être une poursuite idéale et désintéressée. » Ce but est celui des femmes et des hommes dont j’ai raconté les actes en dévoilant les merveilles de la charité privée.

Beaucoup d’autres capitales offrent-elles comme Paris l’exemple d’une charité que rien ne semble pouvoir lasser ? J’en doute. Je crois pouvoir affirmer que je me suis pas atteint de chauvinisme ; tout en aimant mon pays d’un amour profond et douloureux, j’ai trop voyagé pour croire que j’appartiens au plus noble peuple de la terre. Nulle nation n’est, au sens absolu du mot, la grande nation ; mais toutes ont leur grandeur, qu’il serait injuste de méconnaître, qu’il est puéril de nier ; notre part est assez belle pour que nous ne disputions point la part des autres. Il en est de même pour les capitales, pour ces vastes agglomérations d’hommes où tout orgueil semble être permis ; chacune d’elles a sa splendeur spéciale et exerce la suprématie en quelque chose. Il n’est pas une grande ville qui n’ait droit à toutes les vanités, et à laquelle on ne puisse conseiller toutes les modesties ; cela dépend du point où l’on s’arrête pour la regarder. Je connais Paris, que, comme Montaigne, j’aime jusqu’en ses verrues ; je n’en ignore ni les faiblesses, ni les héroïsmes, ni la lâcheté, ni le courage, ni les dépressions, ni les altitudes, ni l’inconsistance, ni la fermeté, ni les vices, ni les vertus ; pareille aux cités orgueilleuses qui en jasent parfois avec un sourire dédaigneux, pareille à Berlin, à Londres et à d’autres encore, c’est un fumier où les perles ne manquent pas. Elle ressemble à une reproduction en miniature de l’humanité, elle mêle si étroitement le bien et le mal, qu’il est difficile de distinguer l’un de l’autre. Je ne suis cependant pas inquiet du verdict définitif que prononcera l’avenir. Lorsque les temps seront accomplis et que l’on jugera la capitale de la France comme nous jugeons la Rome des Antonins, l’Athènes de Périclès, la Byzance de Léon l’Arménien, on lui rendra justice et l’on reconnaîtra que sa bienfaisance seule suffirait à lui garder place au premier rang. Paris peut attendre sans crainte l’heure de l’histoire ; dans l’impartiale balance, le plateau de ses bonnes actions ne sera pas trouvé léger, car il y pèsera du poids de sa charité, de cette charité que le monde antique n’a point connue et dont, pour toujours, la religion chrétienne a pénétré les cœurs.


MAXIME Du CAMP.