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n’ai pu me représenter le mode de vivre de la bête que nous étions alors et dont nos mauvais instincts prouvent que quelque chose subsiste. De même, il m’est impossible d’imaginer ce que serait Paris si la charité ne veillait sur lui, comme une sœur de bon secours veille au chevet d’un malade. Si demain le caprice d’un génie malfaisant fermait les hôpitaux, les hospices, les asiles, les maisons religieuses, les ouvroirs, les crèches et poussait dans la rue le peuple lamentable qui les habite, nous serions épouvantés du spectacle que nous aurions sous les yeux. Paris deviendrait subitement une cour des miracles et toute sécurité disparaîtrait ; les mourans encombreraient les trottoirs, les vagabonds chercheraient aventure, les affamés forceraient les portes, les enfans pleureraient de débilité, les femmes ramasseraient publiquement le pain de la débauche et les vieillards s’assoieraient contre une borne pour attendre leur dernière minute. Ce serait horrible ; le flot des misères submergerait toute civilisation. Contre l’envahissement du mal et le débordement de la perversité, la charité est peut-être la meilleure barrière. Elle n’obéit, je le sais, qu’au besoin de se dévouer qui la presse ; elle est sans arrière-pensée et n’a d’autre visée que celle du bien ; mais elle n’en est pas moins, qu’elle le veuille ou non, un instrument de préservation sociale. La suspension forcée de la charité à Paris a été pour beaucoup dans la durée et dans la violence de la commune. Les maîtres de l’Hôtel de Ville ont su ce qu’ils faisaient en vidant les maisons religieuses. Les pauvres diables que l’on y nourrissait chaque matin se sont enrôlés dans le troupeau de la fédération pour avoir de quoi manger. Plus d’un me l’a raconté qui n’a pas menti. C’est pourquoi j’estime que tout gouvernement, quelles que soient ses origines et ses tendances, a pour devoir de respecter la charité privée sans s’inquiéter sous quel costume, sans demander au nom de quel principe elle s’exerce. Qu’importe d’où tombe l’offrande, pourvu qu’elle tombe !

Souvent l’état inscrit à son budget des sommes qui, à peine hors de ses caisses, sont converties en aumônes. C’est le cas du traitement des fonctionnaires ecclésiastiques. Le budget des cultes, autour duquel on aime à faire quelque bruit et qui est le résultat d’un contrat bilatéral[1], est une aumônière, au sens strict du mot, mise entre les mains du clergé. Qui se souvient des soutanes de M. Dupanloup n’en peut douter. Lorsque l’on enlève à un archevêque une partie de son traitement, ce n’est pas lui que l’on

  1. Le décret du 2 novembre 1780 dit : « Tous les biens ecclésiastiques sont à la disposition de la nation, à la charge de pourvoir, d’une manière convenable, aux frais du culte, à l’entretien de ses ministres et au soulagement des pauvres. » La proclamation du 27 germinal an X consacre le nouvel état de choses consenti par l’église et en accepte les conséquences.