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tenue et jolie, se jeta dans la maison : « Sauvez-moi ! » C’était une institutrice, employée dans un pensionnat des environs de Paris. Pendant une semaine de vacances, la maîtresse, afin de n’avoir pas à la nourrir, lui avait imposé un congé. La malheureuse, qui n’avait d’autre rétribution que la table et le logement, ne sachant où aller, vint à Paris, avec toute sa fortune : 12 francs. Elle descendit dans un petit hôtel du quartier Latin et s’enferma dans un étroit cabinet muni d’un lit de sangle. C’était, je crois, en temps de carnaval ; des étudians un peu trop joyeux l’avaient vue monter et avaient remarqué son jeune visage. On voulut forcer sa porte ; elle put s’échapper et gagner la rue, toujours courant ; un sergent de ville lui montra du doigt la lanterne ronge de l’asile Saint-Jacques et lui dit : Allez là ! Elle y vint et y resta pendant son congé.

Ce n’est pas la seule institutrice qui ait demandé asile à la Société philanthropique ; j’en compte 25 sur les 5,595 femmes qu’elle a abritées en 1883 ; si l’on y ajoute 2 maîtresses de musique, 7 dames de compagnie et 52 demoiselles de magasin, on aura la totalité du groupe aristocratique des pensionnaires ; le reste se compose de domestiques, c’est-à-dire de bonnes à tout faire, 1,532 ; de cuisinières, 487 ; de femmes de chambre, 560 ; de femmes de ménage, 256 ; d’ouvrières, 1,543 ; la réalité du métier des blanchisseuses, 254, et des journalières, 716, ne m’inspire qu’une confiance limitée ; quand on interroge sur sa profession une femme qui n’en a pas, il est rare qu’elle ne réponde pas : journalière ou blanchisseuse. Cependant je trouve 86 pensionnaires indiquées sans profession, je me doute de ce qu’elles peuvent faire et j’admire leur franchise ; celles-là, selon le mot de Diderot, « sont dédommagées de la perte de leur innocence par celle de leurs préjugés. » Comme toujours, la proportion provinciale est excessive, car, sur le chiffre total, le département de la Seine ne figure que pour 913. Les femmes jeunes sont aussi bien plus nombreuses que les vieilles ; j’ai relevé 1,040 inscriptions sur « le livre de logeur ; » j’ai trouvé 51 femmes de soixante ans et au-dessus contre 155 de vingt ans et au-dessous. Cela se comprend sans qu’il soit besoin d’entrer en explication. Il y a peut-être là quelque vieille, décrépite et morose, qui jamais n’aurait eu à réclamer l’entrée du dortoir si les asiles de nuit avaient existé au temps de sa vingtième année ; il suffit parfois d’une main tendue au moment opportun pour sauver une existence entière. Trois nuits seulement, qu’est-ce cela ? pourra-t-on dire. C’est une minute, la tête hors de l’eau, pour l’homme qui se noie, la minute pendant laquelle il reprend haleine et la force de gagner la rive. Si court que soit l’instant du repos pour les surmenés, ils y peuvent trouver le salut.