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familièrement, — qui, poussée par l’ardeur de sa charité, leur ouvrit sa maison ? Le point est douteux et je n’ai pu l’éclaircir.

Un incident dont les conséquences ont été fécondes fut le début des modifications qui donnèrent à l’ouvroir une importance capitale en le spécialisant : le secrétaire de la société de patronage des aveugles entendit parler de Mlle Bergunion, de son atelier, de la discipline maternelle qui y régnait, et il pensa que, là, il pourrait trouver pour les infirmes dont il était le protecteur des conditions d’existence qu’il avait vainement cherchées ailleurs. L’Institut des jeunes aveugles, administrativement rattaché au ministère de l’intérieur, accepte l’enfant vers l’âge de dix ans et, sauf des exceptions assez rares, le congédie lorsqu’il a atteint sa dix-huitième année. Dès lors les jeunes filles aveugles, adultes, munies d’un métier insuffisant, parfois sans famille, ne pouvant subvenir à leurs besoins, sont rejetées sur le pavé, où elles deviennent ce qu’elles peuvent, des mendiantes ou moins encore. La société de patronage fait de son mieux pour les caser, pour les pourvoir d’une situation tolérable ou tolérée, mais bien souvent ses efforts sont infructueux et la pauvre infirme s’en va à tâtons dans la vie, tombant, ne se relevant plus, heureuse d’être admise aux Quinze-Vingts lorsqu’elle a dépassé l’âge de quarante ans. La charité animée par la foi pouvait seule s’employer à sauvegarder ces infortunées. Ce fut un de mes anciens camarades de collège, Édouard Policier, alors secrétaire-adjoint de la société de patronage, qui, accompagné de sa mère, se chargea de la négociation ; il la brusqua et amena deux filles aveugles chez Anne Bergunion avant même qu’elle eût définitivement répondu aux propositions qui lui étaient faites. — Je retrouve la date et les noms : Octobre 1850. Antoinette Moquiot et Amélie Pelle. — Elle devait loger, nourrir, entretenir chacune de ces malheureuses et leur enseigner à travailler, moyennant une pension annuelle de 300 francs. La tâche était lourde et retombait en partie sur elle ; elle l’accepta ou la subit sans deviner les difficultés qu’elle aurait à vaincre.

Bien des aveugles ne sont pas tout à fait maîtres d’eux-mêmes et ont dans le caractère des défauts qui résultent de leur infirmité. Beaucoup d’entre eux sont tourmentés de souffrances indéfinies qui souvent se traduisent par des irrégularités d’humeur dont ils sont peu responsables. Le manque d’équilibre dans le système nerveux n’est point rare chez les êtres incomplets ; c’est là une maladie contre laquelle « la morale » est impuissante et que les observations ne guérissent pas. Lorsqu’un aveugle se complaît dans l’admiration de soi-même, lorsqu’il ment sans avoir un motif déterminant de fausser la vérité, on peut être certain qu’il est