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association charitable qui la priait de se charger d’élever et d’instruire de petites filles abandonnées. Elle était ingénieuse, tenace et douée d’un esprit d’autorité qui s’exerçait par la douceur. Elle réussit ainsi à créer un atelier où douze jeunes ouvrières travaillaient sous sa surveillance. Elle s’était mise en relation avec des entrepreneurs de lingerie ; dans l’ouvroir, on priait beaucoup, on besognait encore plus et, sans trop de peine, on parvenait à gagner le pain quotidien.

En 1845, Anne Bergunion perdit son père et elle se sentit reprise par les idées monastiques qui l’avaient assaillie au temps de sa jeunesse ; elle confia son ouvroir à une femme sûre et entra au Sacré-Cœur. Elle ne semble pas y avoir rencontré ce qu’elle cherchait ; au lieu du repos intérieur qu’elle espérait, elle n’y trouva que le trouble et une sorte de regret inconscient de sa vie active. Sa santé s’affaiblissait de plus en plus ; malgré des dispenses souvent renouvelées, et qui touchaient même les abstinences du vendredi saint, elle souffrait ; se reconnaissant impropre au mode d’existence qu’elle avait recherchée, elle céda aux observations de ses frères, abandonna la maison cloîtrée et reprit la direction de son ouvroir. Sans qu’elle s’en doutât, elle venait de mettre le pied sur la voie où son activité, sa charité et sa foi allaient pouvoir s’exercer en toute plénitude. Elle demeurait alors dans la rue des Postes, qui est aujourd’hui la rue Lhomond ; son appartement, assez ample, était en quelque sorte une salle d’asile où elle façonnait les jeunes filles à la vie laborieuse, œuvre méritoire où elle me paraît avoir été encouragée et patronnée par le docteur Ratier, qui était un homme de bien dans la haute acception du terme. Médecin du collège Rollin et du bureau de bienfaisance du XIIe arrondissement, l’un des plus pauvres de Paris[1], il s’était pris de compassion pour les aveugles et réunissait chaque jour chez lui, dans son petit appartement de la rue de l’Ecole-Polytechnique, huit garçonnets et quatre fillettes privés de la vue, auxquels il donnait quelques élémens d’instruction ; il cherchait à leur occuper l’esprit et les mains. Il avait ainsi créé une sorte d’asile dont il supportait les charges et qu’il alimentait de toute manière. Les enfans trop jeunes ou d’intelligence trop obtuse pour être admis à l’Institut des jeunes aveugles étaient certains de trouver un refuge auprès de lui et d’être accueillis avec une paternité prévoyante qui ne se démentit jamais. Est-ce lui qui le premier engagea Anne Bergunion à recevoir des jeunes filles aveugles dans son atelier de lingerie ? est-ce Anne, — Annette, comme on la nommait

  1. Le XIIe arrondissement comprenait alors les quartiers St-Jacques, St-Marcel, du Jardin du roi et de l’Observatoire.