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mourut en 1863. Pendant tout le cours de son existence, elle a été dolente, mais les défaillances de la matière n’ont jamais attiédi l’énergie de sa volonté ni la chaleur de sa foi. Elle aima Dieu pardessus tout, et c’est pour mieux lui plaire qu’elle se consacra au soulagement, au service d’une des infirmités les plus implacables dont l’humanité soit affligée. Elle se crut « appelée, » et de cette croyance découla, pour ainsi dire instinctivement, l’idée d’une fondation où bien des malheureuses closes à la lumière, exclues de la vie collective, ont trouvé des secours, le repos et les ressources morales de l’existence en commun.

Il me semble découvrir en elle un contraste qui l’amènera progressivement à créer l’œuvre dont elle est la mère. Elle est à la fois contemplative et active ; elle rêve le calme du cloître, le silence, la marche muette dans les grands corridors, les prosternations prolongées devant la lampe perpétuelle, les litanies se répondant de stalle en stalle et la cloche de matines qui chasse les songes pour éveiller la vision des immortelles délices ; en même temps elle aspire vers le don de soi-même aux autres, vers le travail de la main, vers l’occupation permanente et l’accumulation des labeurs qui font la journée trop courte et la nuit trop longue. Entre ces deux courans contraires elle me paraît avoir oscillé longtemps ; ce fut le premier qui l’emporta et qui la poussa au couvent de la Mère de Dieu à Versailles, où elle entra dès l’âge de seize ans, malgré l’opposition de sa famille. Elle n’y resta que pendant huit mois ; sa mère la rappela si impérieusement qu’il fallut obéir, et la garda près d’elle. Elle ne devait plus retourner dans la congrégation d’où elle avait espéré ne jamais sortir ; sa mère affaiblie, en partie paralysée, réclamait ses soins, et un de ses frères lui avait légué en mourant une petite fille, orpheline, âgée de trois ans, à qui elle allait se consacrer. Elle avait alors vingt-huit ans ; elle était de santé tellement chétive qu’on la croyait souvent mourante et que plusieurs fois elle fut administrée.

Pour des causes que j’ignore, la gêne, ou peu s’en faut, était entrée dans la maison ; pendant les années 1835, 1836 et 1837, il n’y a d’autres ressources que celles du travail d’Anne, qui est sur pied le jour, afin de soigner sa mère malade, élever sa nièce, faire le ménage, et qui reste à la besogne presque toute la nuit pour mener à bonne fin l’ouvrage qu’on lui a confié et gagner l’argent nécessaire à la subsistance de trois personnes. Ces heures-là ont été dures, et loin de laisser dans son cœur quelque levain d’amertume, elles n’ont fait que développer sa commisération naturelle pour les malheureux. Son désir de soulager la souffrance était tel qu’elle n’hésita pas à accepter les propositions de la présidente d’une