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avoir suffisamment réfuté l’opinion, nous n’avions qu’à nommer quelques grands hommes, chez qui toutes ces « puissances, » diversement combinées, avaient harmonieusement concouru. On nous dit maintenant que le génie serait, au contraire, l’accroissement de toutes ces « puissances » ensemble, et, pour montrer que la définition ne convient pas, comme disent les logiciens, à tout le défini, nous n’avons qu’à nommer les grands hommes en qui l’une de ces « puissances » a comme absorbé la vitalité des autres. Et dans l’un comme dans l’autre cas, nous finissions par où nous avons commencé : quelque définition et quelque théorie du génie que l’on donne, il semble décidément qu’un seul nom suffise toujours à les ruiner.

On dit ici : Mais alors, s’il échappa aux lois de la nature, à ces lois qui gouvernent l’exception même et la font rentrer sous la règle, le génie, selon vous, est donc purement et simplement un « monstre? » Encore les monstres ont-ils leurs lois, et leurs lois définies; la tératologie nous enseigne la raison du mouton à cinq pattes et de la vache à deux têtes; au besoin, elle pourrait se charger de les faire apparaître. Comment donc le génie, c’est-à-dire de toutes les formes de l’humaine activité la plus rare et la plus haute, n’aurait-il pas sa loi, sa cause et sa raison suffisante? Nous pourrions répondre : Parce qu’il en est la plus haute. A quelque développement que la science puisse être promise, il y aura toujours des bornes à notre capacité de comprendre, et d’autant plus infranchissables, pour ainsi dire, que chacun de nous, comme dans le cas présent, trouvera moins d’élémens en lui pour l’aider à la solution des problèmes. Mais la vérité vraie, c’est que l’on équivoque ici sur les mots. Il n’y a pas de science ni par conséquent de lois de l’individu. Le génie n’échappe à la science que comme y échappent le caractère ou la physionomie. Il y a une « science, » il y a « des lois » de ce qu’il y a de commun à tous les visages, il n’y en a pas de ce qui constitue l’accent propre et personnel d’une physionomie humaine : la mienne ou la vôtre. Il y en a une de ce qui contribue à la formation de tous les caractères, il n’y en a pas de ce qui fait l’originalité proprement dite et l’individualité du caractère : l’originalité de Pierre ou l’individualité de Paul. Et il y a une science de l’esprit oui même, si l’on veut, une science du talent; il n’y en a pas du génie, c’est-à-dire de cette force individuelle qui soustrait précisément le talent à ses conditions communes, qui élève Pierre-Paul Rubens au-dessus d’Antoine Van Dyck et Jean-Baptiste-Poquelin Molière au-dessus de Philippe-Néricault. Destouches. Le pouvoir de la science s’arrête au point même où l’individu commence. Et nous pouvons bien reconnaître en lui ce qu’il a de commun avec nous tous, mais nous ne pouvons! pas dire que ce qu’il a d’unique lui soit commun avec quelqu’un. Pour n’avoir point de « lois, » le génie n’est donc pas un monstre ; la beauté non plus n’a point de « lois ; » et la sainteté n’en a pas