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d’exemples, et d’exemples fameux, et d’exemples topiques à l’appui de leur dire? Mahomet n’était-il pas épileptique, et Luther visionnaire ! Celui-ci, l’un des grands poètes qu’ait connus l’Italie, Torquato Tasso, l’auteur de la Jérusalem, et celui-là, le plus grand peut-être, ou du moins le plus original des humoristes anglais, Jonathan Swift, ne sont-ils pas morts fous ? N’a-t-on pas pu chercher l’origine de la conversion de Pascal dans un état morbide qu’auraient caractérisé des hallucinations intenses? et l’hypocondrie de Rousseau ne sert-elle pas d’exemple pour ainsi dire classique dans la plupart des traités de pathologie mentale? Combien d’autres cas encore où des désordres nerveux et des troubles moraux, tantôt plus superficiels et tantôt plus profonds, apparaissent à l’observateur comme la lourde rançon du génie? Et pour infirmer, pour nier les conclusions que l’on en tire, est-ce assez de répéter que la force n’est pas la faiblesse, que la santé n’est pas la maladie, et que l’ordre n’est pas le désordre?

Non, sans doute; mais ce qu’il faut dire, c’est que des rencontres ou des coexistences de ce genre, fussent-elles plus nombreuses encore, ne sont une à une qu’autant de cas particuliers, et qu’il suffît, par conséquent, d’un cas contradictoire pour faire échec, lui tout seul, à l’interprétation hâtive que l’on en donne. Le cas de Rousseau n’est pas celui de Pascal; mais le fùt-il, qu’il suffirait au cas de Pascal d’opposer celui de Bossuet, et le cas de Voltaire à celui de Rousseau. S’il y a quelques hommes, d’un génie d’ailleurs incontesté, dont la grandeur semble avoir consisté dans le développement d’une faculté maîtresse et dominatrice aux dépens de quelques-unes des autres, nous en connaissons, d’un génie non moins incontestable, chez qui nous n’admirons rien tant que le parfait équilibre, le complet accord, la merveilleuse harmonie de toutes les puissances de l’esprit et du cœur. La conséquence est forcée. Ni la maladie n’a fait le génie des uns ni la santé n’a fait le génie des autres. Celui-ci était un grand homme, quoiqu’il fût assurément sur la pente de la folie. Celui-là en était un autre, quoiqu’il n’y ait jamais eu rémission ni défaillance dans l’exercice de sa robuste intelligence. Autant dire qu’il n’y a pas de comparaison ni de généralisation possible. Tous ces cas sont individuels; en chacun d’eux l’analyse psychologique est tout entière à faire; et, selon chacun d’eux, la conclusion diffère jusqu’à la contradiction. C’est la preuve à la fois que nous sommes en présence du génie, et c’est la preuve qu’il n’y a pas de lois du génie.

D’autres, plus ambitieux, ne se sont pas seulement proposé de déterminer les conditions d’apparition ou de manifestation du génie, mais encore de le « décomposer, » et de le résoudre en ses élémens. Après bien de la peine, ils ont donc découvert que le génie consisterait à « concevoir quelque chose de grand » une grande œuvre, un grand dessein, « l’imaginer, l’aimer, le vouloir et l’exécuter. » On peut d’abord leur