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rien, ce qui s’appelle rien, et, — s’il m’est permis de jouer ainsi sur les mots, — que Shakspeare et Racine ne peuvent être comparés qu’en ce qu’ils ont justement d’incomparable. Car, ayant reçu l’un et l’autre le don du théâtre, et l’un et l’autre ayant pratiqué le même art, ils ne sont, celui-là Shakspeare, et celui-ci Racine, qu’en raison de l’idée très diverse qu’ils se sont faite chacun de leur art, et parce qu’ils ont eu l’un et l’autre du théâtre une conception tout individuelle, Shakspeare toute shakespearienne et Racine toute racinienne. Que si donc vous croyez découvrir entre eux quelque autre chose de commun que ce qu’ils ont de différent, vous vous tromperez, sans aucun doute; et ce quelque chose pourra bien leur appartenir en tant qu’hommes, faits comme tous les hommes, mais non pas en tant que Shakspeare et Racine, c’est-à-dire non pas à titre d’hommes de génie. Ce qu’il y a de plus assurément caractéristique du génie, c’est sa différence ou, si vous l’aimez mieux, son individualité, son originalité, sa singularité, — ingenium, — dans le sens primitif du mot, son idiosyncrasie, les aptitudes congénitales qui le distinguent ou plutôt qui l’isolent parmi tous ceux qui sembleraient d’abord posséder es mêmes aptitudes, tout ce qui fait enfin qu’il ne s’est rencontré qu’un Shakspeare ou qu’un Racine et qu’il ne s’en rencontrera pas un second. Le propre du génie, c’est d’être individuel, comme le propre de son œuvre est d’être irrecommençable, et contre cet individualisme du génie, comme contre cette singularité de son œuvre sont venues et viendront toujours se heurter, pour s’y briser, toutes les théories que l’on essaiera d’en donner.

Les uns, par exemple, ont prétendu que le génie n’était qu’une névrose, c’est-à-dire qu’il y avait des liaisons étroites, intimes, nécessaires entre le génie et la folie, ou en d’autres termes encore, que la même constitution organique qui peut conditionner l’aliénation mentale avait plus d’une fois conditionné le génie. « Nous considérons ce paradoxe comme réfuté surabondamment, » nous dit M. Joly, dans sa Psychologie des grands hommes. En aucune matière il n’est bon de considérer un paradoxe, pour audacieux qu’il soit, comme réfuté par son énoncé même, et M. Joly très certainement eût mieux fait, si paradoxe il y a, d’essayer de nous en montrer l’exagération et l’absurdité. Car celui-ci peut se soutenir, et de fort grands hommes l’ont soutenu. C’est un mot d’Aristote « que tous les hommes de génie sont hypocondriaques » et c’en est un de Sénèque, je crois, « qu’il n’y a pas de grand esprit sans un grain de démence. » N’est-ce pas l’auteur des Essais qui prétend à son tour « qu’aucune âme excellente n’est exempte de mélange de folie ? » ou suis-je dupe de quelque illusion en attribuant cette parole «que l’extrême esprit est accusé de folie, comme l’extrême défaut, n à l’auteur des Pensées? Et si ces témoignages ne suffisent pas à prouver l’antiquité, la continuité, la constance de la tradition, manque-t-il