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génie de l’art, leur fixer un point de sa thèse, en appelle à l’autorité de Benvenuto Cellini, c’est sans doute qu’il le place au rang des hommes de génie : mais je suis tout prêt, pour ma part, à refuser au personnage l’honneur d’une telle qualification. M. Joly, de son côté, dans sa Psychologie des grands hommes, nous avait beaucoup parlé de Christophe Colomb, qu’il égalait aux Léonard, aux Newton, aux Leibnitz, aux Napoléon : pour moi, je nie absolument que Colomb ait le droit d’être inscrit parmi de si grands noms. Ce que je nie de l’un, un autre le niera d’un autre, et quand on aura passé de la sorte les grandes réputations au crible, que restera-t-il pour fonder les généralisations que l’on nous propose? Une vingtaine de noms dans l’histoire de l’art et de l’humanité tout entière? Quoique ce soit bien peu, ce serait pourtant assez, si d’autres considérations n’intervenaient pour gêner, contrarier, et finalement empêcher toute espèce de généralisation.

Il n’y a de comparaison légitime qu’entre les choses comparables, et il n’y a de choses comparables que celles qui contiennent au moins un élément commun. Qu’y a-t-il donc de commun, sous l’identité du mot (laquelle ne témoigne que de la pauvreté de la langue), entre le génie d’un grand peintre, Léonard de Vinci, par exemple, et le génie d’un grand homme de guerre. César, si l’on veut, ou Napoléon? En quoi, comment, par où la Joconde est-elle comparable au siège d’Alésia, ou la Cène aux campagnes d’Austerlitz et d’Iéna? Dira-t-on peut-être qu’il faut distinguer? et qu’autre chose est le génie dans l’art, autre chose le génie de l’action? Soit; quittons donc le terrain de l’action, et renfermons-nous uniquement dans le domaine de l’art. Quels rapports y a-t-il entre une symphonie de Beethoven et une peinture de Michel-Ange? entre un drame de Shakspeare et une statue de Donatello? Quels rapports autres que ceux qu’il nous a plu d’établir, par un détestable abus de langage, — comme quand nous puisons dans le vocabulaire du peintre pour exprimer la nature de notre émotion musicale, et réciproquement, dans le vocabulaire du musicien pour traduire l’impression que nous avons éprouvée en présence d’une fresque ou d’une toile? Mais s’il n’y a pas de rapports, si la beauté musicale et si la beauté pittoresque sont essentiellement spécifiques, c’est-à-dire si la première consiste essentiellement dans des combinaisons de lignes et de couleurs, la seconde essentiellement dans des combinaisons de sons, quelle commune mesure peut-il bien y avoir entre le génie, c’est-à-dire la nature propre d’imagination d’un Michel-Ange et d’un Beethoven ?

Faisons un dernier pas, rétrécissons encore le cercle, enfermons-nous maintenant entre les bornes d’un seul art, d’un même genre dans cet art, et demandons-nous ce qu’il peut y avoir de vraiment comparable entre le génie de l’auteur de Macbeth ou d’Hamlet et le génie de l’auteur d’Andromaque ou de Phèdre? Je réponds tout de suite qu’il n’y a rien, absolument