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école à laquelle notre auteur appartient. Il ne faut pas médire de l’idéalisme, et même, quand on considère quels noms, depuis Platon jusqu’à Schelling, le décorent dans l’histoire, il convient de n’en rien dire que de respectueux. Grandes ambitions, grand souffle, grande poésie; et grands noms, grandes œuvres, grande doctrine. Il nous sera permis toutefois d’ajouter que, si les métaphores n’y constituent pas précisément des preuves et que, si l’enthousiasme n’y est pas tout à fait une méthode, c’est à peu près tout comme, et que la vérité des choses, en général, semble un peu trop s’y mesurer à la beauté de ce que l’on en peut dire. M. Séailles, dans ce premier essai de son talent, aura fait preuve de toutes les qualités et de tous les défauts de l’école. Reste à savoir s’il aura beaucoup avancé la question qu’il se proposait d’y résoudre.

Quelques personnes la croient volontiers insoluble. Et d’abord parce qu’elles ont beau faire, elles ne réussissent pas à voir très bien la matière même de la question. En effet, allant au fond des choses, de quoi raisonne-t-on ici? Certainement, nous ne demandons pas à ceux qui s’engagent dans cette recherche de commencer par nous définir le génie, puisqu’après tout la recherche où ils s’engagent a pour terme et pour but cette définition même. L’impuissance où nous sommes de donner une bonne définition de la vie n’empêche pas les progrès quotidiens de la science physiologique, et depuis combien de siècles le géomètre, sans se préoccuper autrement de la définir, opère-t-il sur l’étendue ? Les définitions sont au bout de la science, et non pas à son origine. Nous pouvons donc nous proposer d’étudier le génie, sans savoir préalablement ce qu’il est ou ce qu’il n’est pas, ou plutôt: c’est précisément parce que nous ne savons ni ce qu’il est ni ce qu’il n’est pas que nous nous le proposons comme un objet d’étude. Mais, au moins, pour débuter, faudrait-il bien savoir où le génie se rencontre, et c’est ici que les premières difficultés apparaissent. Si nous ne pouvons pas définir dogmatiquement la vie, nous avons toutefois dans les lois mêmes de la vie des moyens assurés de distinguer ce qui vit d’avec ce qui ne vit pas. Or, où sont ces moyens, dans la question qui nous occupe? où est le sujet de l’expérience? et, pour le faire court, qui est-ce qui a du génie? Si Dante a du génie, le Tasse en a-t-il? Si Shakspeare a du génie, Ben Jonson en a-t-il? Si Molière a du génie, Beaumarchais en a-t-il? Si Titien a du génie, Véronèse en a-t-il? Si Rubens a du génie. Van Dyck en a-t-il ? Si Poussin a du génie, Charles Lebrun en a-t-il? Si Mozart a du génie, Rossini en a-t-il? Si Beethoven a du génie, Meyerbeer en a-t-il ? Si Weber a du génie, Berlioz en a-t-il?.. Le plus intrépide énumérateur n’en finirait pas de poser de ces points d’interrogation. Mais quant à la réponse, tout le monde voit bien, tout le monde sait qu’elle varierait d’un homme à l’autre, selon le cas et selon le temps. Puisque M. Séailles, dans un Essai sur le