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l’un après l’autre. Elle les suit, les poursuit, les embrasse, les tourmente, se place sur leur chemin, couche en travers de leur porte, — et toujours en conservant sa vertu, quand bien même quelques-uns, gens peu délicats, auraient volontiers oublié, en faveur de sa beauté, qu’elle n’avait plus sa raison. Un jour, arrive un jeune lieutenant au cœur tendre, qui, touché par ses malheurs, entreprend de la guérir. Il y réussit en reproduisant devant elle, dans tous ses détails, la scène du départ de son prédécesseur. Et, comme il s’était épris d’elle en travaillant à la sauver et en méditant des ouvrages spéciaux sur la folie, — d’ailleurs singulièrement choisis, — il l’épouse dès qu’elle est rentrée en possession d’elle-même.

En voyage, M. de Amicis éloigne de même de son attention tout ce qui pourrait être pénible ou douloureux. De temps en temps, un fugitif accès de spleen ou de nostalgie interrompt brusquement la série de ses impressions émerveillées. Mais il se hâte de le chasser, pour s’abandonner de nouveau à ses étonnemens et à ses joies. A Londres, il subit la pluie, la terrible pluie anglaise, qui semble suinter des maisons, qui donne à toutes les choses des aspects fantomatiques el lugubres, qui fait passer dans les rues obscures des frissons de terreur splénétique. Sans doute, il n’en évite pas l’invincible et poignante mélancolie : « On éprouve, dit-il après l’avoir décrite, un sentiment désagréable de fatigue, un dégoût de tout, une envie inexprimable de disparaître comme un éclair de ce monde ennuyeux. » Mais c’est tout. Il se garde bien de s’appesantir sur cette impression : il ouvre son parapluie et se croit en plein soleil. D’ailleurs, de Londres comme de Paris, M. de Amicis ne voit que le côté brillant : à travers ses récits, les deux immenses villes apparaissent comme les capitales de royaumes de Cocagne, où des foules heureuses se promènent sur des boulevards bordés de somptueux palais et d’admirables édifices. Quand il s’aventure dans les faubourgs, il se hâte de les dépeindre en deux mots et passe son chemin : la misère trouble sa conception du pittoresque, elle manque trop de cristaux et de mosaïques. Dans les pays non civilisés, on le retrouve encore décidé à ne regarder que ce qui flatte sa vue, à glisser sur le reste. Le Maroc et Constantinople offrent pourtant un spectacle capable d’inspirer quelques tristes pensées au voyageur le plus indifférent : celui de races épuisées qui n’ont pas pu résister au contact de la civilisation, qui en ont les maladies sans en avoir les remèdes, et qui finissent peu à peu, qui s’éteignent dans une fatale consomption… M. de Amicis, si facilement attendri par de petites choses, et que nous avons vu tout effrayé devant des figures de cire, ne s’émeut point à un si grand spectacle. On en sent à peine la mélancolie dans quelques-unes de ses pages, où il a noté des faits particulièrement caractéristiques, — quand il montre, par exemple, tous les fils d’un chef arabe, de superbes jeunes gens qu’on eût dit choisis parmi les plus beaux de