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restera en éveil tant que durera le voyage. Quelquefois la moindre des choses, un sourire, une légende, un mystère suffira à la soutenir et à l’exciter encore. En arrivant en Hollande, par exemple, le voyageur italien entend parler du village de Broek. Il demande ce que c’est; on lui répond en riant et sans lui donner d’explication satisfaisante. Il demande pourquoi l’on rit : « Parce que Broek est quelque chose de ridicule. » A Amsterdam, le propriétaire de son hôtel, auprès duquel il revient à la charge, lui répond; « Enfantillages! «D’autres lui disent: « Vous verrez. » Et le voilà tourmenté par le désir de voir Broek. Broek devient son idée fixe. Il en rêve toutes les nuits : « Je pourrais faire un volume si je voulais décrire tous les villages fantastiques, merveilleux, impossibles que j’ai vus dans mes songes. » Enfin le moment est arrivé où son plan de voyage lui permet de partir pour Broek. Il monte sur un bateau à vapeur, descend un canal, débarque et s’achemine à pied vers le village mystérieux, but de tant de désirs. D’abord il ne voit rien qui diffère de l’aspect habituel de la Hollande : une campagne implacablement verte, sillonnée de canaux, avec, ici et là, une haie, un groupe d’arbres, un moulin à vent; des vaches couchées sur l’herbe, des troupes de canards ou d’oies et, glissant sur l’eau d’un canal, une barque où rame un paysan. Il avance. Il rencontre une maison, puis deux, puis plusieurs, et, devant toutes, des ustensiles de campagne peints en couleurs vives. Les maisons se multiplient : elles sont en bois verni; voilà aussi des moulins aux fenêtres garnies de rideaux roses, des arbres dont le tronc est peint en bleu du pied jusqu’à la naissance des branches. Ces bizarreries l’étonnent un peu, mais point outre mesure : dans un pays qui a été fait par les hommes plus que par la nature, il faut s’attendre à tout. Il rencontre quelqu’un et demande ; « Où est Broek? » On lui répond : « Vous y êtes. » Vous croyez qu’après s’être attendu à des merveilles, il éprouve un instant de déception en trouvant simplement un joujou de Nuremberg à la place du village des Mille et une Nuits? Point. « Alors, dit-il, je regarde mieux, et je vois briller au milieu du vert des arbres des couleurs si charlatanesques, si impertinentes, si enragées, qu’il m’échappe une exclamation d’étonnement. » D’ailleurs il rencontre une bonne femme qui lui fait visiter l’intérieur d’une maison, — faveur que n’avait pu obtenir l’empereur Joseph II, — et, après avoir décrit longuement cette espèce d’arche de Noé, il s’en retourne « avec ce sentiment de tristesse que laissent dans le cœur toutes les grandes curiosités satisfaites. » Avec une humeur pareille, les moindres aventures deviennent des événemens, les plus petits détails prennent des proportions importantes. Broek, ses maisons lavées, ses rues polies et ses arbres peints ne répondaient certainement à aucun des endroits vus en rêve, dont la description aurait rempli un volume. Mais M. de Amicis l’accepte tout de même et en prend occasion, soit dit en passant,