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mais métamorphosées par un travail intérieur et inconscient, beaucoup plus fortes qu’elles ne l’ont été. Le raisonnement, à son tour, se met bientôt de la partie, s’exerce sur les données du souvenir, leur prête parfois des significations singulières. Ainsi, l’abbaye de Westminster devient « un immense argument de marbre en faveur de l’immortalité de l’âme. » En racontant sa visite au musée Tussaud, l’écrivain piémontais en arrive à croire tout de bon qu’il a eu réellement peur des assassins de cire : « Si quelqu’un, en ce moment, avait jeté un cri derrière un rideau, j’aurais cru qu’un de ces assassins lui avait planté un couteau dans le cœur. » Il a vu patiner des Hollandaises et il s’enthousiasme si fort en évoquant leurs gracieuses images penchées en avant et glissant sur la glace, qu’il affirme « qu’elles font jaillir avec leurs patins les étincelles amoureuses qui vont susciter des incendies. » Le récit de son entrevue avec Victor Hugo est plus caractéristique encore : pour traduire son émotion au moment où la gouvernante du poète vient lui annoncer qu’il serait reçu, M. de Amicis est obligé de remonter jusqu’à ses années de collégien, quand, après une longue attente, il voyait sortir de la salle des délibérations un secrétaire qui lui disait : « Admis! » Cela va si loin, que quelquefois, effrayé de l’ardeur de ses propres enthousiasmes, l’écrivain doute de lui-même, en appelle au témoignage de ses amis, — regrette, par exemple, que M. Gonzalo Segovia y Ardizione ne soit pas là, derrière lui, pendant qu’il écrit, pour attester qu’il a jeté un cri, un vrai cri, en voyant le Saint Antoine de Padoue, le chef-d’œuvre de Murillo.

Ce sont là des amplifications et des accès de lyrisme un peu voulus qui me rappellent je ne sais quel guide des étrangers qui affirme avec conviction qu’en entrant dans l’église de Santa-Croce, à Florence, on sent son crâne près d’éclater en songeant à tous les grands morts de la république florentine dont les tombeaux sont là. Mais cette même faculté qui entraîne l’écrivain à des fautes de goût et le pousse, sans qu’il s’en rende compte, à chercher, pour rendre des impressions certainement sincères, des exagérations choquantes, cette faculté de sentir si vite et de passer si facilement d’une sensation à une autre, est, en bien des cas, utile au voyageur. Elle tient continuellement son attention en éveil, elle lui découvre des rapports entre des choses en apparence très dissemblables, elle lui multiplie les curiosités et les satisfactions. M. de Amicis se met en route avec une joie communicative. Dès la première page, par un rapide aperçu général du pays qu’il va visiter, il vous donne l’envie de partir avec lui. A peine a-t-il pénétré dans la contrée nouvelle qu’il commence tout de suite à s’émerveiller sur tout ce qu’il voit avec tant de bonne foi et de bonne humeur qu’on se laisse aller à s’émerveiller avec lui. Cette manière d’entrer en campagne en déployant une curiosité naïve, presque enfantine, est bien à lui. Et cette curiosité, une fois excitée,