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moderne, malgré le déploiement de poésie orientale qui l’environne. Ce ne sont pas les prodiges accomplis par Ram Lal qui le convaincront surtout de la puissance de ce voyant. Il a trop longtemps vécu dans l’Inde, dans la terre des merveilles, pour être très sensible au merveilleux. Entre le tour du manguier et le voyage de dix mille milles en autant de secondes ou le don de pénétration qui fait passer les gens à travers un mur, il n’y a qu’une question de degrés : n’a-t-il pas vu dans certaine boutique de Calcutta un marteau qui pouvait à la fois fêler une coquille d’œuf sans la briser et aplatir en gâteau plat un lingot de fer? Simple différence dans la somme d’action employée. Non, les phénomènes sont bons pour amuser les femmes et les enfans; les véritables beautés du bouddhisme pur se trouvent ailleurs. Isaacs le comprend mieux que jamais le jour où, sa bienaimée étant morte, il a prononcé dans le calme d’un désespoir insondable ces mots : — Tout est fini ! — auxquels Ram Lal, surgissant à ses côtés, répond :

— Tout ne fait que commencer, au contraire! Tu as épuisé dans une première destinée à jamais évanouie ce que le plaisir et la richesse peuvent donner; les cheveux d’or ou les cheveux d’ébène, les yeux de diamant, l’haleine fraîche comme l’aube et la peau soyeuse d’une femme ne te disent, plus rien parce que ton cœur a une fois aimé, t’apprenant que le corps n’aime que lui-même; que ton bonheur, — car tu étais heureux, croyant l’être, — procédait du dehors et non pas du dedans. La plus grossière des écailles matérielles qui couvraient tes yeux est tombée à l’heure où tes lèvres ont touché celles de cette femme, qui avait une âme. Réjouis-toi de ce qu’elle est partie dans sa blancheur virginale, puisque tu la suivras bientôt et que rien ne survit à ce monde croulant que ce qui est pur et fidèle. Tu ne peux plus descendre, maintenant; te voilà livré à ta troisième destinée, la grande, la vraie, la destinée de l’âme. Si je t’avais dit, il y a deux jours, qu’il existait en toi quelque chose de plus beau qu’un cœur aimant, tu ne m’aurais pas cru ; aujourd’hui cependant tu me crois, tu sens frémir la partie éthérée de ton cœur, celle qui aspire à être délivrée du corps pour rejoindre en haut son autre moitié. Cet amour que tu regrettes, tu en as eu la meilleure part qui puisse être accordée à l’homme. Si votre bonheur a semblé court, il a en réalité duré toute une existence et davantage ; tu as, dans l’espace de deux mois, pris beaucoup d’années. Auparavant, tu étais plongé dans les jouissances de ce monde, et voilà que tu as passé, d’un coup, la frontière critique où erre l’amour, ne sachant trop lui-même s’il va retourner aux bosquets tentateurs, aux pâturages fleuris de la vie sensuelle, ou bien monter vers les hauteurs que fouette et purifie le vent de